Traité de l'Humilité et de l'orgueil : Deuxième partie.

Intermède.


CHAPITRE IX
Saint Bernard gémit et soupire après la vérité.

24. Mais quoi, malheureux que je suis ! Ces deux cieux supérieurs, je les parcours par un verbiage inutile, et non par la vie de l'esprit, moi qui en suis encore à ramper des mains et des pieds, laborieusement, sous le ciel inférieur ! J'ai pourtant dressé vers ce ciel mon échelle ! Il m'y a aidé, celui qui m'y appelle ! Oui, là est le chemin sur lequel me sera montré le salut de Dieu ! Déjà, je lève mes yeux vers le Seigneur qui s'appuie au sommet ; déjà je tressaille à la voix de la vérité ! Il m'a appelé et je lui ai répondu : « Tends la main vers l'œuvre de tes mains ! » (Jb 14,15). Toi, Seigneur, tu comptes mes pas, mais moi je monte lentement, je suis fatigué du voyage, je cherche des détours. Malheur à moi si je suis pris dans les ténèbres, si ma fuite a lieu en hiver ou le jour du sabbat – moi qui maintenant néglige d'aller vers la lumière, alors que c'est le temps favorable et le jour de salut ! Pourquoi tarder ? Prie pour moi, mon fils, mon frère, mon compagnon, qui que tu sois qui avances avec moi dans ce chemin vers Dieu ! Prie le Tout-Puissant qu'il affermisse mon pied paresseux, mais de telle sorte que ma marche ne devienne pas celle de l'orgueil. Car un pied paresseux ne peut monter les échelons de la vérité, mais il est moins détestable que le pied orgueilleux qui ne peut s'y tenir, ainsi qu'il est écrit : « Ils en ont été repoussés, ils n'ont pas pu s'y tenir » (Ps 35,13).

25. Ceci est écrit des orgueilleux. Mais que dire de leur chef ? Que dire de celui qui est appelé « Roi sur tous les fils d'orgueil » ? (Jb 41,25). Lui non plus, au dire de l'Écriture, « n'est pas resté dans la vérité » (Jn 8,44). Nous lisons encore : « Je voyais Satan tombant du ciel comme un éclair » (Lc 10,18). Pourquoi, sinon à cause de son orgueil ?
Malheur à moi, s'il m'aperçoit aussi m'enorgueillissant, celui qui regarde de loin les orgueilleux, et s'il fait retentir contre moi cette parole redoutable : « Voilà que tu étais fils du Très-Haut, mais tu mourras comme un homme, tu tomberas comme un des princes ! » (Ps 81,6-7). Qui ne tremblerait devant ce coup de tonnerre ! Mieux vaut le nerf desséché de la cuisse de Jacob (Gn 32,25), plutôt que cet élan de l'ange superbe qui s'exalte, chancelle et sombre ! Plaise à Dieu qu'un ange me touche aussi le nerf, et le dessèche, si avec cette infirmité je puis espérer commencer à marcher, moi qui en pleine force ne peux que défaillir ! Je lis encore : « Ce qui est infirme, mais de Dieu, est plus fort que les hommes » (1Co 1,25). Et l'Apôtre se plaignait de son nerf infirme, souffleté qu'il était, non par un ange de Dieu, mais par l'ange de Satan. Or, il entendit cette réponse : « Ma grâce te suffit, car la force arrive à sa perfection par l'infirmité » (2Co 12,9). Quelle force ? L'Apôtre va répondre lui-même : « Je me glorifierai volontiers de mes infirmités, pour qu'habite en moi la force du Christ » (2Co 12,9). Peut-être ne comprends-tu pas encore de quelle force il parle plus spécialement, car le Christ a eu toutes les vertus ? Oui, il les a eues toutes ; mais il en est une cependant, l'humilité, qu'il a plus que toute autre recommandée en lui lorsqu'il a dit : « Apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur » (Mt 11,29).

26. Eh bien, moi aussi, Seigneur Jésus, je me glorifierai volontiers, si je le puis, dans mon infirmité, dans mon nerf contracté, afin que ta force, c'est-à-dire l'humilité, devienne parfaite en moi. Oui, ta grâce me suffit, après que ma force s'est trouvée en défaut. J'avancerai courageusement le pied très sûr de la grâce, puis je tirerai doucement le mien qui est infirme, et je monterai avec sécurité cette échelle d'humilité, jusqu'à ce que ne faisant qu'un avec la vérité je passe au large, dans les espaces de la charité. Alors, je chanterai mon action de grâces, je dirai : « Tu as affermi mes pieds dans un lieu spacieux » (Ps 30,9). C'est ainsi qu'on marche prudemment sur la voie étroite, c'est ainsi que l'échelle à pic se monte sûrement, pas à pas. C'est ainsi (merveille !), que devenu boiteux, on monte lentement, mais avec assurance, vers la vérité. Mais : « Hélas, mon attente se prolonge » (Ps 119,5). « Qui me donnera les ailes de la colombe » (Ps 54,7), pour voler plus vite vers la vérité et me reposer désormais dans la charité ? Puisque je n'ai pas d'ailes, « conduis-moi, Seigneur, par ton chemin, et j'entrerai dans la vérité » (Ps 85,11) et la vérité me délivrera. Malheur à moi parce que je suis descendu de la vérité ; si je n'avais commencé par descendre, étourdiment, stupidement, je n'aurais pas à peiner si durement et si longuement pour remonter. Mais que dis-je : je suis descendu ? Disons, plus justement, que je suis tombé. Il est vrai que si personne n'est d'un seul coup au sommet, mais qu'on y monte progressivement, personne, non plus, ne devient subitement détestable, mais on descend plutôt peu à peu. Autrement ce passage de l'Écriture ne se vérifierait pas : « L'impie s'enorgueillit tous les jours de sa vie » (Jb 15,20). Enfin « il est des voies qui semblent bonnes aux hommes » (Pr 14,12) et cependant conduisent au mal.



Saint Bernard : Traité de l'Humilité et de l'orgueil, Deuxième partie.

Extrait de : Saint Bernard
Coll. « Les Écrits des Saints »
Textes choisis et présentés par
Dom Jean Leclercq, bénédictin de Clervaux
Traduction Sœur Elisabeth de Solms, bénédictine
Les Éditions du Soleil Levant, Liège, Belgique, 1958

Retour