Traité de l'Humilité et de l'orgueil : Première Partie.

II.  La Vérité en Christ.


CHAPITRE III
Dans quel ordre les degrés d'humilité conduisent au but proposé a la vérité.
Et comment le Christ a appris la miséricorde par la souffrance. (suite)

7. Mais, peut-être te semble-t-il choquant que je parle du Christ, Sagesse de Dieu, apprenant la miséricorde ? Celui par qui tout a été fait, pouvait-il, à un moment quelconque, ignorer quelque chose de ce qui est ? Surtout que le passage de l'Épître aux Hébreux cité comme argument peut s'entendre en un autre sens acceptable, le mot « il a appris » ne se référant pas à la tête, au Christ en personne, mais à son corps qui est l'Église. Le sens serait alors : par tout ce qu'il a souffert dans sa tête, il a appris l'obéissance dans son corps. Et en effet, cette mort, cette croix, les injures, les crachats, les coups, toutes choses par lesquelles a passé notre chef, le Christ, que sont-elles d'autre pour son corps, c'est-à-dire pour nous, qu'un admirable enseignement de l'obéissance ? Car « le Christ, dit saint Paul, s'est fait obéissant au Père jusqu'à la mort, la mort de la croix » (Ph 2,8). Quel besoin ? L'apôtre Pierre va répondre : « Le Christ est mort pour nous, vous laissant cet exemple afin que vous suiviez ses traces » (1P 2,21), c'est-à-dire que vous imitiez son obéissance. Donc, de tout ce qu'il a souffert, nous apprenons tout ce qu'il nous faut supporter pour l'obéissance, nous qui sommes de simples hommes, quand lui qui était Dieu n'a pas hésité à mourir pour elle. De cette manière, diras-tu, il n'y a pas d'inconvénient à affirmer que le Christ a appris dans son corps l'obéissance ou la miséricorde, ou autre chose. Mais, dans sa propre personne, rien n'a pu dans le temps parvenir à sa connaissance qui lui fût auparavant caché. Dans ce sens, c'est lui-même qui enseigne à avoir pitié ou à obéir, lui encore qui apprend, car tête et corps ne sont qu'un seul Christ.

8. Je ne nie pas que ce sens soit exact. Mais l'autre interprétation semble corroborée par un certain passage de l'Épître : « Il n'a pas pris les anges, il a pris la race d'Abraham ; en conséquence, il a dû être assimilé à ses frères en tout, afin de devenir miséricordieux » (Heb. 2,16). Je pense que ces mots sont à rapporter à la tête, et ne peuvent absolument pas concerner le corps. C'est bien du Verbe de Dieu que l'Écriture dit : « il n'a pas pris les anges », c'est-à-dire il n'a pas pris la nature angélique pour faire une seule personne avec lui, « mais il a pris la race d'Abraham » car évidemment nous ne lisons pas « le Verbe s'est fait ange », mais « le Verbe s'est fait chair » (Jn 1,14) et chair de la chair d'Abraham, selon la promesse qui avait été faite à Abraham, en premier lieu (Gn 17 ; cfr. Ga 3,29). En conséquence, c'est-à-dire parce qu'il a pris cette race, « il a dû être assimilé en tout à ses frères » (He 2,17) ; c'est-à-dire, il fallait, et il était nécessaire, que semblable à nous et capable de souffrir, il parcourût tous nos genres de misères, hormis le péché. Et si tu demandes : « Quel besoin ? », l'Écriture répond : « Pour qu'il devînt miséricordieux » (He 2,16). Tu trouves que ceci pourrait bien se rapporter au corps ? Écoute la suite : « C'est précisément, en effet, parce que lui-même a souffert et a été tenté, qu'il est puissant pour aider ceux qui sont, eux aussi, tentés » (He 2,18). Je ne vois pas quel meilleur sens on pourrait donner à ces paroles, sinon qu'il a voulu souffrir et être tenté, et communier à toutes les misères humaines « hormis le péché » (He 4,15), ce qui est « s'assimiler en tout à ses frères » (He 2,17), afin d'apprendre par l'expérience même à avoir pitié et à compatir à ceux qui, comme lui, souffrent et sont tentés.

9. Par cette expérience, je ne dis pas qu'il soit devenu plus savant, mais qu'il apparaît plus proche. Ainsi les pauvres fils d'Adam, qu'il n'a pas eu honte de faire ses frères et d'appeler tels, n'hésiteront pas à lui confier leurs infirmités : il peut les guérir comme Dieu ; il le veut comme proche parent ; il les connaît comme ayant passé par là. C'est pourquoi Isaïe l'appelle « homme de douleurs et qui connaît l'infirmité » (Is 53,3). Et l'Apôtre : « Nous n'avons pas un pontife incapable de compatir à nos infirmités » (He 4,15). Et il ajoute la raison pour laquelle il en est capable « Car il a été tenté en tout, pour nous être semblable, hormis le péché » (He 4,15). Dieu, certes, dans sa béatitude, le Fils de Dieu dans sa béatitude, dans cette forme où il ne regarde pas comme une rapine d'être égal au Père (Ph 2,6), impassible évidemment, avant qu'il s'anéantît en prenant la forme de l'esclave, n'avait pas plus l'expérience de la miséricorde ou de l'obéissance que celle de la misère ou de la sujétion. Il savait par nature, mais non par expérience. Mais lorsqu'il descendit, non seulement au-dessous de lui-même, mais encore un peu au-dessous des anges (qui sont, eux, impassibles par grâce, sinon par nature), jusqu'à cette forme dans laquelle il pouvait souffrir et être assujetti (ce qui, encore une fois, lui est impossible dans sa forme propre), il expérimenta dans la souffrance la miséricorde, et dans la sujétion l'obéissance. Cependant, par cette expérience, je l'ai dit, ce n'est pas sa science qui a grandi, mais notre confiance ; car cette humble manière de connaître a rapproché de nous celui loin duquel nous avions erré. Qui eût osé approcher de lui, immuable dans son impassibilité ? Mais maintenant, laissons-nous persuader par l'Apôtre, qui nous exhorte à nous présenter avec confiance devant le trône de sa grâce, puisque nous le connaissons comme ayant pris sur lui nos faiblesses et porté nos douleurs, et puisque nous sommes certains qu'ayant souffert lui-même il peut compatir.

10. Il ne semble donc pas absurde de dire : non pas que le Christ a commencé à savoir quelque chose qu'il ignorait auparavant ; mais que, comme Dieu de toute éternité il sait la miséricorde selon un certain mode, et que comme homme il l'a apprise dans le temps selon un autre mode. Ne serait-ce pas, dans ce passage de l'Écriture, une manière de parler, comme lorsque Notre-Seigneur répondit aux questions de ses disciples sur le jour du jugement, qu'il l'ignorait. Comment eût-il ignoré ce jour, lui en qui sont cachés tous les trésors de la sagesse et de la science ? Comment donc niait-il savoir ce que certainement il ne pouvait pas ne pas savoir ? Doit-on dire qu'il a voulu céler par un mensonge ce qui ne pouvait être connu utilement ? Non certes ! Il ne pouvait pas plus ignorer quelque chose, lui qui est la sagesse, que mentir, lui qui est la vérité. Mais, voulant arrêter ses disciples sur la pente d'une curiosité inutile et indiscrète, il nia savoir ce qu'ils demandaient : il ne le nia pas absolument, mais de la manière dont il pouvait le nier sans cesser d'être véridique. Car bien que son regard divin parcourant toutes choses, passées, présentes et futures, eût devant lui ce jour comme les autres, il ne le connaissait cependant pas par sa connaissance sensible d'homme. Autrement, il aurait déjà tué l'Antéchrist, du souffle de sa bouche ; il aurait déjà entendu avec les oreilles de son corps le cri de l'archange et le son de la trompette qui ressuscitera les morts ; il aurait déjà passé en revue, des yeux de sa chair, les brebis et les boucs qu'il lui faudra séparer.

11. Enfin, pour nous faire entendre qu'il niait seulement cette connaissance qui s'acquiert par le corps, il a eu soin de répondre non pas : « je l'ignore », mais « le Fils de l'homme lui-même l'ignore » (Mc. 13,32). Qu'est-ce que le « Fils de l'homme » (Mt 9,6), sinon le nom de la chair qu'il a prise ? Par ce nom, il donne à entendre qu'il parle de son ignorance non en tant qu'il est Dieu, mais en tant qu'il est homme. Car ailleurs, parlant de lui-même selon sa divinité, il a plutôt l'habitude de dire non pas « Fils » ou « Fils de l'homme », mais « je », « moi ». Par exemple : « En vérité, en vérité, je vous le dis, avant qu'Abraham fût, je suis » (Jn 8,58), et non pas : le Fils de l'homme est. Et, évidemment, il le dit de cette existence selon laquelle il est avant Abraham et sans commencement ; non de cette autre selon laquelle il a été fait après Abraham, et d'Abraham. Et ailleurs, s'enquérant auprès de ses disciples de l'opinion des hommes à son sujet : « Que disent les hommes, non pas de moi, mais du Fils de l'homme ? » (Mt 16,13). Puis, les interrogeant eux-mêmes sur leur propre sentiment : « Mais vous, que dites-vous, non pas qu'est le Fils de l'homme, mais que je suis ? » (Mt 16,15). Sondant l'opinion d'un peuple charnel sur sa chair, il a donc employé le nom de la chair, qui est proprement « Fils de l'homme » ; lorsqu'il interroge au contraire des spirituels, ses disciples, sur sa divinité, il dit non pas « Fils de l'homme » mais expressément « je ». Pierre comprend ce qu'il demande avec ce « je », et il le fait ressortir dans sa réponse : « Tu es le Christ, Fils de Dieu » (Mt 16,16), et non pas Jésus fils de la Vierge – ceci eût d'ailleurs été tout aussi vrai ; mais devinant sagement dans les termes de l'interrogation la pensée de son maître, il répond pertinemment et très justement : « Tu es le Christ, Fils de Dieu » (Mt 16,16).

12. Comprenant que le Christ a en une seule personne deux natures, l'une selon laquelle il a toujours été, l'autre selon laquelle il a commencé d'être, et que selon son être éternel il connaît toujours toutes choses, mais que selon son être temporel il a fait l'expérience dans le temps d'une multitude de choses, pourquoi hésiter à avouer ceci : aussi bien qu'il a commencé d'être dans le temps, fait de chair, il a commencé à connaître les misères de la chair ; à les connaître selon ce mode de connaissance qu'enseigne la défaillance de la chair – genre de science que nos premiers parents avaient la sagesse et le bonheur d'ignorer. Pour l'acquérir, il leur a fallu passer par la faute et le malheur ! Mais Dieu leur créateur, à la recherche de ce qui avait péri, a eu pitié et a poursuivi son œuvre : miséricordieusement, il est descendu jusqu'où ceux-là étaient misérablement tombés. Ce qu'ils souffraient à bon droit pour avoir agi contre lui, il a voulu l'expérimenter en lui-même, non certes par le même mouvement de curiosité, mais par une charité admirable ; et non pas pour rester ensuite malheureux avec des malheureux, mais pour devenir miséricordieux et délivrer les malheureux. Il devint, dis-je, miséricordieux, non de cette miséricorde qu'il avait déjà, bienheureux de toute éternité, mais de celle qu'il a trouvée dans notre vêtement de chair, en traversant lui-même la misère. Alors, l'œuvre d'amour paternel qu'il avait commencée avec la première miséricorde, il l'a achevée avec la seconde ; non que la miséricorde d'un Dieu ne pût suffire ; mais parce qu'à nous elle ne pouvait suffire sans la seconde miséricorde, celle de l'Homme-Dieu. Les deux sont nécessaires, mais c'est la seconde qui est la plus adaptée. O ineffable logique de l'amour ! Comment pourrions-nous imaginer l'admirable miséricorde d'un Dieu que la misère n'a pas formée ? Comment reconnaîtrions-nous cette compassion qui nous est inconnue ? Que la souffrance n'a pas précédée et qui est éternelle en Dieu comme son impassibilité ? Cependant, si cette miséricorde divine qui ignore la misère n'était à l'origine, l'autre qui a la misère pour mère, ne serait pas venue. Si elle n'était pas venue, elle ne nous aurait pas attirés ; si elle ne nous avait attirés, elle ne nous aurait pas arrachés – arrachés de quoi, sinon « du lac de misère et de boue » (Ps 39,3) ? Et Dieu n'a pas abandonné sa première miséricorde, mais il lui a ajouté la seconde. Il n'a pas changé, mais multiplié, ainsi qu'il est écrit : « Tu sauveras hommes et bêtes, Seigneur, comme tu as multiplié ta miséricorde, ô Dieu ! » (Ps 35,7-8).



Saint Bernard : Traité de l'Humilité et de l'orgueil, Première partie.

Extrait de : Saint Bernard
Coll. « Les Écrits des Saints »
Textes choisis et présentés par
Dom Jean Leclercq, bénédictin de Clervaux
Traduction Sœur Elisabeth de Solms, bénédictine
Les Éditions du Soleil Levant, Liège, Belgique, 1958

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