Traité de l'Humilité et de l'orgueil : Troisième partie.

VIII. Faut-il prier ?


CHAPITRE XXII
Faut-il prier, et comment,
pour ceux dont on désespère et qui sont morts selon l'âme ?

52. « Pour un tel homme, dit l'apôtre saint Jean, je ne dis pas de prier » (1Jn 5,16). O apôtre, dis-tu qu'il faille désespérer ? Ah, qu'il gémisse, celui qui l'aime ! S'il n'ose pas prier, qu'il ne cesse pas de pleurer ! Mais que dis-je : reste-t-il un refuge à l'espérance, si la prière est exclue ? Écoute donc une femme qui croit, qui espère, qui cependant ne demande pas : « Seigneur, si tu avais été ici, mon frère ne serait pas mort ! » (Jn 11,21). Elle croit que le Seigneur, s'il se fût trouvé là, eût pu par sa seule présence, repousser la mort. Mais à cette heure ? Certes, elle n'hésite pas à croire que celui qui aurait pu garder Lazare en vie, peut le ressusciter maintenant qu'il est mort. « Mais maintenant, je sais que tout ce que tu demanderas à Dieu, il te le donnera » (Jn 11,22). Enfin, quand le Maître interroge : « Où l'avez-vous mis ? », elle répond : « Viens voir ». Pourquoi ? O Marthe, tu nous donnes de grandes preuves de ta foi. Mais, comment, avec une si grande foi, n'oses-tu pas ? « Viens voir » (Jn 11,34), dis-tu. Pourquoi si tu espères, ne poursuis-tu pas : « Et ressuscite-le » ? Et si tu désespères, pourquoi fatiguer le Maître sans raison ? La foi peut-elle recevoir ce que la prière n'ose pas demander ? Enfin, tu le retiens quand il veut s'approcher du cadavre : « Seigneur, il sent déjà mauvais ; il a déjà quatre jours » (Jn 11,39). Le dis-tu par désespoir ou par feinte ? Car le Seigneur lui-même, après sa résurrection, a feint de vouloir aller plus loin, alors qu'il voulait, en réalité, rester avec ses disciples. O saintes femmes, qui connaissez bien le Christ ! Si vous aimez votre frère, pourquoi n'invoquez-vous pas la miséricorde de celui dont vous ne pouvez mettre en doute ni la puissance ni la bonté ? Elles nous répondent : parce que nous prions mieux ainsi, sans avoir l'air de prier ! Nous avons confiance avec plus d'efficacité quand nous semblons ne pas avoir confiance ! Nous montrons notre foi, et nous montrons notre douleur. Il sait, lui qui n'a pas besoin de paroles, ce que nous désirons ! Nous savons bien qu'il peut tout ; mais un miracle si grand, si nouveau, si extraordinaire, s'il reste soumis à sa puissance, dépasse de beaucoup tout ce que nous pourrions mériter, pauvres gens que nous sommes. Il nous suffit d'ouvrir la porte à sa puissance et à sa bonté ; nous préférons attendre patiemment ce qu'il veut, plutôt que de demander sans vergogne ce que, peut-être, il ne veut pas. Notre respect rachètera peut-être ce qui manque à nos mérites.
De même, quand il s'agit de Pierre. Après son grand péché, je vois bien ses larmes, mais je n'entends pas de prière ; et cependant je ne doute pas du pardon (Mt 26,69-75).

53. Apprends, par l'exemple, de la mère du Seigneur elle-même, à avoir une grande foi pour obtenir des miracles, mais à garder avec cette grande foi une réserve respectueuse. Apprends à embellir ta foi par le respect, à réprimer la présomption : « Ils n'ont pas de vin » (Jn 2,3), dit-elle. Sensible, par bonté, elle ne suggère cependant qu'en peu de mots très respectueux. Pour que tu apprennes par cet exemple à gémir plutôt qu'à réclamer, un voile de pudeur tempère l'ardeur de son sentiment, elle tait par réserve la confiance qu'elle a d'être exaucée. Elle ne se présente pas le front haut, elle ne parle pas devant tous, elle ne dit pas hardiment : Je t'en prie, mon fils, le vin manque, les convives se rembrunissent, l'époux a honte, montre ce que tu peux ! Mais, bien qu'elle eût tout cela dans le cœur, et davantage, bien que son émotion parlât avec chaleur, c'est en tête-à-tête que la suppliante aborde le puissant, que la mère vient trouver le fils – non pour sonder sa puissance, mais pour chercher sa volonté. « Ils n'ont pas de vin » (Jn 2,3). Quoi de plus modeste ? Quoi de plus confiant ? La foi n'a pas manqué au sentiment du cœur ; ni la gravité à la voix ; ni l'efficacité au désir. Si donc, celle qui est la mère, et n'oublie nullement qu'elle l'est, n'ose pas demander ce miracle du vin, moi, esclave quelconque, pour qui c'est un grand honneur d'être au service du fils et de la mère, par quelle hardiesse oserais-je demander la résurrection d'un mort de quatre jours ?

54. Il y a aussi ces deux aveugles de l'Évangile. A l'un le Seigneur donne la vue, à l'autre il la rend. Le premier l'avait perdue ; l'autre, ne l'avait jamais eue. L'un était devenu aveugle (Mc 10,46 ; Lc 18,35) ; l'autre était né tel (Jn 9,1). Celui qui n'avait pas toujours été aveugle, mérita cette miséricorde merveilleuse, par ses cris à la fois misérables et admirables. Mais le bienfait analogue accordé à l'aveugle-né, est d'autant plus miséricordieux qu'il est plus étonnant, n'ayant été prévenu d'aucune prière. Au premier, le Seigneur dit: « Ta foi t'a sauvé » (Lc 18,42) ; mais rien de semblable à l'aveugle-né. Je vois encore dans l'Évangile que le Seigneur a ressuscité deux morts qui venaient de mourir (Mt 9,23 ; Lc 7,12), et un troisième qui avait déjà quatre jours (Jn 11,17). Seule la fille du chef de la synagogue, reposant encore dans sa maison, a été ressuscitée aux prières de son père (Mt 9,23). Les deux autres l'ont été par la magnificence d'une bonté inespérée (Lc 7,12 ; Jn 11,17).

55. Eh bien, chez nous, s'il arrive (ce qu'à Dieu ne plaise !) qu'un de nos frères meure, soit dans son corps, soit dans son âme... aussi longtemps qu'il sera encore parmi nous, je frapperai à la porte du Seigneur par mes prières, moi pauvre pécheur ; je frapperai aussi par la prière des frères. S'il revit, nous aurons gagné notre frère. Mais il peut arriver que nous ne méritions pas d'être exaucés. Alors, quand il ne pourra plus tolérer les vivants, ou être toléré par eux, mais qu'on commencera à l'emporter... je gémirai toujours avec foi, mais ne prierai plus avec tant d'assurance. Je n'oserai pas dire ouvertement : Viens, Seigneur, ressusciter notre mort. Mais, le cœur en suspens, je ne cesserai de crier intérieurement, tout tremblant : « Si peut-être, si peut-être, si peut-être... peut-être le Seigneur entendra le désir des pauvres, son oreille entendra ce que prépare leur cœur ... » (Ps 9,17) et encore : « Feras-tu des miracles pour les morts, Seigneur, ou les médecins les ressusciteront-ils pour qu'ils te louent ? » (Ps 87,11). Et de celui qui était mort depuis quatre jours, nous dirons : « Dans le sépulcre, y a-t-il quelqu'un qui racontera ta miséricorde ? Dira-t-il ta vérité, une fois perdue » (Ps 87,12). Pendant ce temps, le Seigneur, s'il le veut, peut venir au-devant de nous, inespéré et comme à l'improviste. Ému par les larmes des porteurs funèbres (Lc 7,14), non par leurs prières, il peut donner aux vivants la vie du mort, et même rappeler d'entre les morts celui qui est déjà enterré. J'appelle mort celui qui, défendant ses péchés, est déjà tombé au huitième degré. Car « le témoignage venant d'un mort ne compte pas, puisque le mort n'est plus » (Si 17,26). Après le dixième degré, (troisième si on compte à partir du huitième) le mort est emporté, pour ainsi dire, dans la liberté de pécher, puisqu'il est repoussé de la communauté du monastère. Mais, lorsqu'il a franchi le quatrième, on l'appelle « mort de quatre jours » ; et il est comme enseveli lorsqu'il tombe dans le cinquième par l'habitude (onzième et douzième degrés d'orgueil).

56. Dieu nous préserve, pourtant, de cesser de prier, même pour de tels coupables ! Même si nous n'osons le faire ouvertement, prions du moins dans nos cœurs : Paul pleurait pour ceux mêmes qu'il savait morts sans pénitence (2 Co 12,21). S'ils s'excluent eux-mêmes des prières communes, ils ne peuvent s'exclure de notre affection. Qu'ils voient cependant en quel grand péril ils se mettent : si grand, que l'Église n'ose pas prier publiquement pour eux, elle qui prie sans crainte pour les Juifs eux-mêmes, les hérétiques et les païens. En effet, le vendredi saint, au moment où on prie nommément pour toutes les catégories de pécheurs, nulle mention, cependant, n'est faite des excommuniés.



Saint Bernard : Traité de l'Humilité et de l'orgueil, Troisième partie.

Extrait de : Saint Bernard
Coll. « Les Écrits des Saints »
Textes choisis et présentés par
Dom Jean Leclercq, bénédictin de Clervaux
Traduction Sœur Elisabeth de Solms, bénédictine
Les Éditions du Soleil Levant, Liège, Belgique, 1958

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