Traité de l'Humilité et de l'orgueil : Première Partie.

IV.  La Vérité, œuvre de la Trinité en nous.


CHAPITRE VII
Comment la Trinité opère en nous ces trois degrés de vérité.

20. J'entrevois, ici, une opération admirable, divisée entre les trois Personnes de l'indivisible Trinité, si tant est que cette ineffable distinction de personnes coopérant entre elles puisse être saisie par un homme assis dans les ténèbres. Il me semble que dans le premier degré le Fils opère ; dans le second, le Saint-Esprit ; dans le troisième, le Père. Veux-tu savoir l'opération du Fils ? : « Si je vous ai lavé les pieds, moi, Seigneur et Maître, combien plus devez-vous les uns aux autres vous laver les pieds ! » (Jn 13,14). Le Maître livrait là aux élèves d'humilité cette forme sous laquelle la vérité leur apparaîtrait d'abord, en son premier degré. Écoute, à présent, l'opération du Saint-Esprit : « La charité de Dieu a été répandue dans nos cœurs par l'Esprit Saint qui nous a été donné ! » (Rm 5,5). La charité est, en effet, un don du Saint-Esprit ; ceux qui enseignés du Fils sont déjà parvenus par l'humilité au premier degré de vérité, parviennent au second sous la conduite du Saint-Esprit, par la compassion envers le prochain. Et voici le Père : « Tu es bienheureux, Simon, fils de Jonas, car ce n'est pas la chair ni le sang qui te l'a révélé, mais mon Père qui est dans les cieux » (Mt 16,17). Et encore : « Le Père fera connaître à ses fils sa vérité » (Is 38,19). Et : « Je te rends grâce, ô Père, parce que tu as caché ces choses aux savants, et les a révélées aux petits » (Mt 11,25).
Tu vois : ceux que le Fils a d'abord humiliés par la parole et l'exemple, le Saint-Esprit a ensuite répandu sur eux sa charité, le Père les a enfin reçus dans sa gloire. Le Fils fait des disciples, le Paraclet console des amis, le Père exalte ses fils. Mais comme le Père et le Saint-Esprit, aussi bien que le Fils, sont appelés également Vérité, il est clair qu'une seule et même vérité fait ces trois œuvres en trois degrés, chaque personne gardant ce qui lui est propre. D'abord, la vérité instruit, en maître ; ensuite elle console, en ami ou en frère ; enfin elle embrasse, comme un père embrasse ses fils.

21. Voici donc que le Fils de Dieu, Verbe et Sagesse du Père, a trouvé cette puissance de notre âme qu'on appelle raison, accablée par la chair, captive sous le péché, aveuglée par l'ignorance, tournée vers les choses extérieures. Miséricordieusement il l'a prise, l'a redressée avec puissance, instruite avec prudence, l'a attirée à l'intérieur. D'une manière admirable il s'en est servi, faisant d'elle son vicaire pour ainsi dire ; il l'a établie juge, de telle sorte que par respect pour le Verbe à qui elle est unie, elle remplit contre elle-même l'office de la vérité, accusatrice, témoin et juge. De cette première union du Verbe et de la raison, l'humilité naît. Il y a ensuite une autre partie de nous-même qui s'appelle la volonté : infectée, évidemment, du venin de la chair, mais déjà jugée par la raison : l'Esprit-Saint daigne la visiter ; il la purifie doucement, lui insuffle une chaleur, la rend miséricordieuse, si bien que, comme une peau, qui s'étend lorsqu'on l'a ointe, cette volonté reçoit elle-même une onction céleste, et se dilate par l'affection pour atteindre jusqu'à ses ennemis. Et ainsi cette seconde union, celle de l'Esprit de Dieu et de la volonté humaine, produit la charité. Voici donc que ces deux parties de l'âme, la raison et la volonté, sont l'une instruite par le Verbe de vérité, l'autre soulevée au souffle de la vérité ; l'une aspergée par l'hysope de l'humilité (Ps 50,9), l'autre enflammée au feu de la charité ; enfin, l'âme est parfaite : sans tache, grâce à l'humilité ; sans ride, grâce à la charité, puisque la volonté obéit à la raison, et que la raison est transparente pour la vérité. Alors, le Père s'unit l'âme comme une épouse glorieuse ; si bien que la raison n'a plus le loisir de penser à soi, ni la volonté celui de penser au prochain, mais que cette âme bienheureuse jouit seulement d'être « introduite dans la demeure du roi » (Ct 1,3). D'abord à l'école d'humilité, elle a appris sous la conduite du Fils à rentrer en elle-même selon l'ordre qui lui avait été enjoint : « Si tu t'ignores, sors et pais tes chevreaux » (Ct 1,7). Elle est devenue digne de dépasser cette école d'humilité, et d'être introduite par l'affection dans les celliers de la charité (qui sont les cœurs des autres hommes). De là, appuyée sur des fleurs et des fruits (Ct 2,5), c'est-à-dire sur les vertus et la sainte vie, elle est enfin admise dans la chambre du roi, pour lequel elle languit d'amour. Elle s'y repose dans l'étreinte désirée, un peu de temps, c'est-à-dire environ une demi-heure, tandis que le silence se fait dans le ciel (cf. Ap 8,1). Elle dort, mais son cœur veille (Ct 5,2), car il scrute les abîmes de vérité. Elle en gardera la mémoire et s'en nourrira, quand il lui faudra bientôt revenir à elle. Là, elle voit des choses invisibles, entend celles qui ne peuvent s'exprimer et dont l'homme n'est pas autorisé à parler ; car elles dépassent toute cette science que la nuit indique à la nuit (Ps 18,3) : mais le jour jette le secret au jour, et il est permis aux hommes spirituels de parler ensemble des choses spirituelles.


CHAPITRE VIII
Les mêmes degrés se voient dans le rapt de saint Paul.

22. Crois-tu que saint Paul n'était pas passé par ces degrés, lui qui assure avoir été ravi jusqu'au troisième ciel ? Mais, pourquoi ravi, et non conduit ? Pour m'apprendre que si ce grand apôtre a dû être ravi jusqu'à ce ciel, ne pouvant ni apprendre à y aller, ni y être conduit, à plus forte raison, moi qui suis évidemment inférieur à Paul, je ne dois pas compter y parvenir par mes propres forces ni aucun labeur ; ainsi je ne présumerai pas de mes forces ni ne perdrai courage devant la difficulté. Car celui qui apprend ou qui est conduit, quand il ne ferait que suivre un maître ou un guide, fait quelque chose ; il agit lui-même pour parvenir au lieu ou à la connaissance désirée ; si bien qu'il peut dire : « Ce n'est pas moi, mais la grâce de Dieu avec moi » (1Co 10). Celui qui est ravi, au contraire, est comme porté il ne sait où, non par ses propres forces, mais comme inconscient dans les bras d'un autre ; il ne peut se glorifier en lui-même, ni totalement ni en partie, dans une affaire où il ne fait rien, ni tout seul ni en collaboration.
L'Apôtre a donc pu monter jusqu'au premier ou au deuxième ciel, conduit ou aidé ; mais pour parvenir au troisième, il a fallu qu'il soit ravi. Nous lisons, en effet, que le Fils est descendu pour nous appeler, et nous aider à monter au premier ciel (Ep 4,9-10), que le Saint-Esprit a été envoyé (Lc 15,26) pour nous conduire au second. Quant au Père, bien qu'il soit toujours à l'œuvre avec le Fils et le Saint-Esprit, l'Écriture ne dit nullement qu'il soit jamais descendu du ciel ni ait été envoyé sur la terre. Je lis assurément que « la terre est remplie de la miséricorde du Seigneur » (Ps 32,5) et « les cieux et la terre sont pleins de ta gloire » (Is 6,3) et autres passages analogues. Je lis, à propos du Fils : « Lorsque fut venue la plénitude du temps, Dieu envoya son Fils unique » (Ga 4,4). Le Fils s'applique ce mot d'Isaïe : « L'Esprit du Seigneur m'a envoyé » (Is 6,1) et le même prophète avait dit : « Le Seigneur m'a envoyé, et son Esprit m'a envoyé » (Is 48,16). Sur le Saint-Esprit, je lis : « L'Esprit Paraclet que le Père enverra en mon nom... » (Jn 14,26) et « lorsque j'aurai été élevé, je vous l'enverrai » (Jn 16,7) – il s'agit du Saint-Esprit. Mais le Père en personne, je ne le trouve nulle part ailleurs que dans les cieux (bien que de nulle part il ne soit absent) selon ces mots de l'Évangile : « Mon Père qui est dans les cieux » (Mt 16,17) et « Notre Père qui êtes aux cieux » (Mt 6,9).

23. J'en conclus évidemment que, le Père n'étant pas descendu, l'Apôtre pour le voir fut ravi à ce troisième ciel où il ne pouvait monter. Et, pour tout dire, « personne ne monte au ciel si ce n'est celui qui est descendu du ciel » (Jn 3,19).
Pour qu'on n'aille pas croire qu'il s'agisse du premier ou du deuxième ciel, David précise : « Il sort du ciel supérieur » (Ps 18 7). Pour y retourner, il n'a pas été, lui le Christ, ravi soudain, ni enlevé en secret ; mais « aux yeux des apôtres, dit l'Écriture, il s'éleva » (Ac 1,9), non pas comme Élie qui eut un témoin, non pas comme Paul qui n'en eut aucun. Paul ne peut même pas invoquer son propre témoignage ou avis – il l'avoue lui-même : « Je ne sais, Dieu le sait » (2Co 12,2) – mais le Christ s'est élevé comme il convient au Tout-Puissant ; il est descendu quand il l'a voulu, remonté quand il l'a voulu, décidant d'avance, à son choix, les témoins et spectateurs, le lieu et le temps, le jour et l'heure. « Comme ils le regardaient (ceux à qui il a voulu faire la grâce de cette vision) il s'éleva » (Ac 1,9). Paul a été ravi, Élie ravi, Énoch transporté ; mais notre rédempteur s'éleva, c'est-à-dire monta par lui-même sans aucune aide. Et comme il s'élevait ainsi, appuyé non sur un char, non sur un ange, mais sur sa seule puissance, « une nuée le reçut et le cacha à leurs yeux » (Ac 1,9). Pourquoi cela ? Pour l'aider parce qu'il était fatigué ? Pour le pousser parce qu'il n'avançait pas ? Pour le soutenir parce qu'il tombait ? Non certes ! Elle le cacha aux yeux charnels de ses disciples, qui jusque-là avaient connu le Christ selon la chair, mais désormais ne le connaîtraient plus ainsi.
Ceux donc que le Fils appelle par l'humilité au premier ciel, l'Esprit se les unit par la charité dans le second, le Père les exalte par la contemplation pour aller jusqu'au troisième. Ils sont d'abord humiliés dans la vérité, et disent : « C'est dans ta vérité que tu m'as humilié » (Ps 118,75) ; puis, ils se réjouissent de la joie de la vérité, et chantent : « Qu'il est bon, qu'il est doux pour des frères d'habiter ensemble » (Ps 132,1), car il est écrit de la charité : « Elle se réjouit de la joie de la vérité » (1Co 13,6) ; enfin, ils sont ravis jusqu'aux arcanes de la vérité, et s'écrient : « Mon secret est à moi, mon secret est à moi ! » (Is 24,16).



Saint Bernard : Traité de l'Humilité et de l'orgueil, Première partie.

Extrait de : Saint Bernard
Coll. « Les Écrits des Saints »
Textes choisis et présentés par
Dom Jean Leclercq, bénédictin de Clervaux
Traduction Sœur Elisabeth de Solms, bénédictine
Les Éditions du Soleil Levant, Liège, Belgique, 1958

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