Traité de l'Humilité et de l'orgueil : Troisième partie.

VII. Les autres degrés de l’orgueil.


CHAPITRE XI
Le second degré d'orgueil qui est la légèreté de l'âme.

39. Le moine qui se néglige lui-même et inspecte curieusement les autres, regarde les uns d'en-dessous, comme supérieurs, regarde les autres de haut, comme inférieurs. Dans les premiers, il voit quelque chose à envier ; dans les autres quelque chose à mépriser. De là vient que l'esprit rendu léger dans la mesure même où le regard est mobile, et délesté du souci de lui-même, tantôt s'élève soulevé par l'orgueil, tantôt s'affaisse, accablé par l'envie ; tantôt se consume d'envie méchante, tantôt éclate en une gaîté puérile. Dans le premier cas l'âme est perverse ; dans le second elle est vaine ; dans les deux, elle est orgueilleuse : l'amour de sa propre excellence fait qu'elle se lamente d'être dépassée, et qu'elle se réjouit de dépasser les autres. Cette humeur changeante se traduit tantôt par quelques mots amers, tantôt par un flot de paroles inutiles, le rire, les larmes, l'excès en tout. Compare, si tu veux, ces deux premiers degrés d'orgueil aux deux derniers degrés supérieurs de l'humilité, et vois si le dernier ne réprime pas la curiosité, l'avant-dernier la légèreté. Tu remarqueras la même correspondance dans les autres degrés comparés ainsi deux par deux.
Mais venons-en au troisième degré d'orgueil – pour le décrire, pas pour le descendre !


CHAPITRE XII
Le troisième degré d'orgueil qui est la gaîté sotte.

40. C'est le propre des orgueilleux de rechercher toujours ce qui est réjouissant, et d'éviter les choses tristes, selon ce mot de l'Écriture : « Où est la gaîté est aussi le cœur des fous » (Si 7,5). Le moine qui a déjà descendu deux degrés d'orgueil, et est passé de la curiosité à la légèreté d'esprit, constate que la joie, objet de son perpétuel désir, a de fréquents intermèdes de tristesse, causés par l'envie du bien d'autrui. Ne pouvant souffrir son humiliation, il s'évade vers le mirage d'une consolation irréelle. Il restreint sa curiosité du côté où il risquerait d'apercevoir son insuffisance et la supériorité du prochain, et il se porte tout entier du côté opposé ; de telle sorte qu'il note de très près ses propres succès, passe sous silence ceux des autres. Évitant ainsi ce qui lui semble triste, sa joie peut être continuelle. Il arrive alors qu'une joie disproportionnée possède seule cette âme naguère partagée entre la joie et la tristesse.
Je vais te dire, maintenant, les signes auxquels tu reconnaîtras, en toi-même ou dans les autres, cette joie dans laquelle je fais consister le troisième degré d'orgueil. Le moine qui y est tombé, jamais tu ne l'entendras gémir, jamais tu ne le verras pleurer, ou rarement. On croirait, à le voir, qu'il a perdu la tête, ou qu'il est lavé de ses fautes. Gestes bouffons, face hilare, démarche frivole... Il est enclin à plaisanter, rit facilement et pour un rien. Il a rayé de sa mémoire tout ce qu'il connaissait en lui de méprisable et donc d'attristant, ramassé devant les yeux de son esprit tout ce qu'il se connaît de bonnes qualités, ou à défaut les a imaginées. Il ne pense donc qu'à des choses agréables (sans se demander s'il en a le droit). Il ne peut plus retenir son rire, ni cacher sa joie démesurée. Je le comparerai à une vessie gonflée au maximum et qu'on perce d'un petit trou : elle siffle en se dégonflant ; et l'air qui sort par l'étroite ouverture produit des sons aigus. Ainsi le moine, lorsqu'il a rempli son cœur de pensées vides et bouffonnes : la discipline du silence ne laisse pas pleine issue à toute cette futilité comprimée ; alors, elle s'échappe du gosier par éclats. Souvent le moine a honte, cache son visage, pince les lèvres, serre les dents : il rit sans le vouloir, éclate malgré lui. Mais s'il se ferme la bouche avec les poings, on l'entend éternuer par les narines.


CHAPITRE XIII
Le quatrième degré d'orgueil qui est la jactance.

41. Mais quand la vanité à commencé à croître et la vessie à se gonfler, il est indispensable de faire un trou plus grand, de rejeter tout ce vent, de soulager la panse qui se romprait. Ainsi le moine débordant de joie inepte ne suffit plus à la mettre au jour par le rire et les gestes ; il éclate dans ces paroles d'Héliu : « Voici que mon ventre est comme un vin renfermé qui fait éclater l'outre » (Jb 32,19). Il parlera donc, ou il éclatera ; car il est plein de discours qui l'étouffent. Il a faim et soif d'auditeurs à qui jeter ses paroles frivoles, sur qui déverser tout ce qu'il sent, à qui faire connaître ce qu'il est et ce qu'il vaut. Trouve-t-il l'occasion de parler, par exemple sur l'Écriture, il exhibe les interprétations anciennes et nouvelles ; les phrases volent, les mots emphatiques s'étalent. Il prévient les questions, répond à celui qui ne demande rien. Il fait lui-même questions et réponses, coupe la parole à son interlocuteur. Cependant la cloche se fait entendre, et il faut interrompre le colloque : il se plaint de l'office trop long, de l'intervalle trop court ; il demande licence de revenir à la conversation après l'office, non pour édifier qui que ce soit, mais pour faire parade de sa science. Il peut édifier ; mais édifier, n'est pas au fond son but : il n'a pas souci de t'instruire, pas plus que d'apprendre de toi ce qu'il ignore : son souci c'est de savoir qu'on sait qu'il sait. Si la conversation vient sur la vie intérieure, aussitôt il avance visions et songes. Enfin, il loue les jeûnes, recommande les veilles, exalte par-dessus tout l'oraison. Il discute sur la patience, l'humilité, toutes les vertus, abondamment, mais ce sont des paroles vaines, destinées simplement à te faire dire, à toi auditeur, que « la bouche parle de l'abondance du cœur » (Mt 12,34), et que cet homme excellent tire d'excellentes choses de son bon trésor (Mt 12,35). Si l'entretien tourne à la plaisanterie, on l'y voit d'autant plus loquace qu'il y est plus accoutumé. Tu dirais, à l'entendre, que sa bouche est un ruisseau de futilité, un fleuve de bouffonnerie, au point qu'il fait rire et se dissiper les esprits graves et sévères eux-mêmes.
En résumé, note la jactance quand il y a multitude de discours : tu as là le quatrième degré décrit et désigné. Fuis la chose, retiens le nom. Même règle en arrivant au cinquième degré, que j'appelle la singularité.


CHAPITRE XIV
Le cinquième degré d'orgueil qui est la singularité.

42. Celui qui se vante, comme étant au-dessus des autres, tiendrait à déshonneur de ne pas faire quelque chose de plus que les autres, montrant qu'il est plus loin que tous les autres. Ce que recommandent la règle commune du monastère ou les exemples des anciens ne lui suffit donc pas. Cependant il ne s'applique pas à être plus méritant, mais à le paraître ; il se donne de la peine, non pour mieux vivre, mais pour en avoir l'air, afin de pouvoir dire : « Je ne suis pas comme le reste des hommes » (Lc 18,11). Il se félicite davantage pour un jeûne qu'il fait pendant que les autres mangent, que s'il jeûnait sept jours avec tout le monde. Une seule oraison particulière lui semble plus favorable que la psalmodie de toute une nuit. Tout en mangeant, il jette les yeux d'une table à l'autre, se lamente d'être vaincu s'il en voit un qui mange moins que lui, et commence à se soustraire cruellement à lui-même ce qu'il avait d'abord cru devoir s'accorder comme nécessaire ; car il craint plus le tort fait à sa gloire que les tiraillements de la faim. S'il en voit un plus maigre ou plus pâle que lui, il estime n'avoir rien fait ; il n'a jamais de repos. Ne pouvant voir lui-même quelle mine il offre aux regards, il contemple ses mains et ses bras, se palpe les côtes, se tâte les cuisses et les reins : selon qu'il sentira ses membres plus ou moins faibles, il devinera la pâleur ou la coloration de son visage. Il est vaillant pour toutes ses entreprises personnelles, paresseux pour les exercices communs. Il veille dans son lit, dort au chœur ; et après avoir somnolé toute la nuit à matines pendant que les autres chantaient, il reste seul à l'oratoire quand les autres se reposent dans le cloître. Il crache, tousse ; de son coin, ses gémissements et ses soupirs viennent remplir les oreilles de ceux qui sont assis dehors. Or, ces choses qu'il fait seul, mais qui ne mènent à rien, font grandir sa réputation parmi les simples, qui naturellement jugent selon ce qu'ils voient au dehors, mais ne discernent pas l'intention. Ils canonisent le malheureux, et par là le jettent dans l'illusion.


CHAPITRE XV
Le sixième degré : l'arrogance.

43. Il croit ce qu'il entend, il loue ce qu'il fait, il ne s'inquiète pas du motif : il oublie l'intention en s'attachant à l'opinion qu'on a de lui. Sur tout autre objet, il se fierait davantage à son propre jugement qu'à celui des autres ; mais quand il s'agit de sa valeur personnelle, il en croit plus les autres que lui-même ; et ce n'est plus seulement dans ses discours ou ses actes extérieurs qu'il met en avant son degré d'union à Dieu, mais il en arrive à croire vraiment, dans l'intime de son cœur, qu'il est plus saint que tous les autres. Les louanges qui lui reviennent aux oreilles, il ne les attribue pas à l'ignorance ou à la bienveillance d'un public indulgent, mais à ses véritables mérites. C'est pourquoi l'arrogance prend rang après la singularité, au sixième degré. Ensuite nous trouvons la présomption, qui est le septième degré.


CHAPITRE XVI
Le septième degré d'orgueil qui est la présomption.

44. Celui qui pense dépasser les autres, comment n'attendrait-il pas plus de lui-même que des autres ? Dans les réunions, il prend place le premier ; dans les conseils, il répond le premier : sans être appelé il se présente ; sans ordre, il s'entremet. Il réorganise ce qui est déjà organisé, refait ce qui était conclu. Tout ce qu'il n'a pas fait ou ordonné lui-même, n'est pas bien fait ni convenablement ordonné. Il arbitre les arbitres, juge par avance tout ce qui sera à juger. Si, le temps venu, il n'est pas nommé prieur, il pense que son abbé est jaloux, ou dans l'erreur. Si on lui enjoint quelque modeste obédience, il s'indigne, fait paraître son mépris : on l'occupe à de petites choses, lui qui se sent apte aux plus grandes ! Mais, celui qui couramment s'ingère ainsi en tout, avec plus d'étourderie que de courage, c'est impossible qu'il ne se trompe pas quelquefois. Or, il appartient au supérieur de reprendre celui qui se trompe. Mais comment reconnaîtrait-il sa faute, ne pensant pas être coupable et ne supportant pas qu'on le croie tel ? Le reproche fait donc grandir son péché, au lieu de l'amputer. Devant celui qui cherche à le convaincre, son cœur se détourne et en vient à des « paroles de malice » ; il tombe dans le huitième degré qui s'appelle le plaidoyer du péché.


CHAPITRE XVII
Le huitième degré d'orgueil le plaidoyer du péché.

45. Il y a bien des manières d'excuser son péché. Ou bien on dit : je ne l'ai pas fait ; ou bien : j'ai mal agi, mais ce n'est pas un grand mal ; ou si c'est un grand mal : je n'avais pas mauvaise intention. Et si le coupable est convaincu même de la mauvaise intention, il s'efforce, comme Adam et Eve (Gn 3,9), de s'excuser sur la persuasion d'autrui. Mais, celui qui défend effrontément ses actes même extérieurs, comment révélerait-il humblement à son abbé ses fautes cachées et les mauvaises pensées qui lui viennent au cœur ?


CHAPITRE XVIII
Le neuvième degré d'orgueil qui est l'aveu simulé.

46. Bien que tous ces genres d'excuses soient mauvais, puisque l'oracle prophétique les appelle des paroles de malice, l'aveu mensonger et orgueilleux est encore beaucoup plus dangereux que la défense opiniâtre et obstinée. Certains, lorsqu'on leur reproche des fautes notoires, et qu'ils savent n'avoir aucune chance d'être crus s'ils les nient, trouvent une défense plus subtile en répondant par une confession mensongère. « Il y en a, dit l'Écriture, qui s'humilient perfidement, et leur cœur est plein de tromperie » (Si 19,23). Ils baissent la tête, se prosternent de tout le corps, se tirent quelques larmes s'ils le peuvent. Leur voix est altérée par les soupirs, leurs phrases entrecoupées de gémissements. Non seulement l'accusé ne nie pas ce qu'on lui objecte, mais il accumule aveu sur aveu. Quand on entend de sa propre bouche ces fautes impossibles et incroyables, on commence à douter même de celle qui semblait prouvée. Ne pouvant douter qu'il s'accuse à tort, on arrive à hésiter sur ce qu'on tenait pour certain. Affirmer ainsi ce qu'au fond ils ne veulent pas faire croire, c'est une manière de défendre la faute en semblant l'avouer, de la cacher en la découvrant.
L'aveu des lèvres sonne haut pour provoquer l'estime, et le péché continue à se cacher dans l'âme. L'auditeur pense donc que cette confession procède plus de l'humilité que de la vérité, il songe à ce mot de l'Écriture : « Le juste s'accuse dès qu'il commence à parler » (Pr 18,17). Devant les hommes, ces hypocrites préfèrent manquer à la vérité qu'à l'humilité ; mais devant Dieu, ils manquent à l'une et à l'autre. Ou si la faute est tellement manifeste qu'aucun artifice absolument ne puisse la dissimuler, ils prennent les accents, non le cœur, d'un pénitent, pour laver leur réputation, non leur faute ; en compensant la honte d'une transgression manifeste par la gloire d'une confession publique.

47. Quelle gloire que l'humilité ! L'orgueil lui-même désire s'en revêtir pour ne pas tomber dans le mépris ! Mais ce faux-fuyant sera vite reconnu par le supérieur s'il ne se laisse pas trop facilement fléchir par cette orgueilleuse humilité, qui veut dissimuler la faute ou écarter le châtiment. Le feu éprouve les vases d'argile, la tribulation fait apparaître les vrais pénitents. Celui qui se repent vraiment ne répugne pas au labeur de la pénitence : c'est de sa faute qu'il a horreur. Tout ce qu'on lui enjoint en retour, il l'embrasse patiemment, dans le silence de son âme. Si des choses dures et blessantes se présentent dans cette obéissance, aucune injustice même ne le lasse, mais il supporte tout, et montre ainsi qu'il est au quatrième degré d'humilité.
Quant à celui dont la confession est simulée, dès qu'il est mis en cause par le plus léger mépris, la plus bénigne pénitence, il ne peut plus simuler l'humilité ni dissimuler sa fourberie. Il murmure, grince des dents. On voit bien que loin de se tenir solidement sur le quatrième degré d'humilité, il a roulé jusqu'au neuvième degré d'orgueil – lequel peut s'appeler, selon notre description, la confession simulée. Quel doit être, dis-moi, le désordre dans l'âme de l'orgueilleux, lorsque sa fraude est déjouée, sa paix perdue, sa réputation diminuée, sans que sa faute en soit effacée ? Enfin il est condamné par tous, jugé par tous. Tous s'indignent d'autant plus qu'ils reconnaissent fausse la bonne opinion qu'ils avaient auparavant de lui. Le supérieur doit alors épargner d'autant moins le coupable que pour en épargner un il offenserait tous les autres.


CHAPITRE XIX
Le dixième degré d'orgueil qui est la rébellion.

48. Un regard de la miséricorde de Dieu peut encore le faire acquiescer en silence au blâme général (ce qui, à vrai dire est très difficile aux orgueilleux de cette espèce). Sinon il devient effronté et impudent : rendu pire par le désespoir, il se précipite dans le dixième degré qui est la rébellion. Jusque-là, il méprisait secrètement ses frères ; mais désormais il désobéit ouvertement et méprise même le maître.

49. Sachons cependant que ces douze degrés de ma division peuvent être ramenés à trois seulement : les six premiers réalisent le mépris des frères, les quatre suivants, le mépris du maître ; dans les deux derniers, qui nous restent à voir, se consommera le mépris de Dieu. Il faut noter aussi que ces deux derniers degrés d'orgueil (les deux premiers à gravir quand il s'agit de l'échelle d'humilité) se montent, ou se descendent, en-dehors de la communauté des frères. Qu'on doive les monter avant d'entrer dans la communauté, le texte de la Règle le dit ouvertement : « Le troisième degré est que pour l'amour de Dieu on se soumette à un supérieur en toute obéissance ». Si Saint Benoît place au troisième degré le fait de se mettre sous l'autorité d'un supérieur – ce qui a lieu évidemment quand le novice vient s'adjoindre à la communauté – il faut conclure que les deux premiers sont déjà montés. Quant aux derniers degrés d'orgueil, lorsque le moine méprise (Pr 18,3) la charité fraternelle et le jugement du maître, que fait-il désormais dans le monastère ? Il n'y est que par le scandale.


CHAPITRE XX
Le onzième degré d'orgueil qui est la liberté de pécher.

50. Après le dixième degré que nous appelons rébellion, le moine chassé ou sorti du monastère est immédiatement pris par le onzième. Il entre alors dans ces voies qui paraissent bonnes aux hommes (Pr 14,12 ; 16, 25) mais dont la fin – à moins que Dieu ne les barricade devant lui – le précipitera dans les profondeurs de l'enfer (Pr 9,18), c'est-à-dire dans le mépris de Dieu. « L'impie, dit l'Écriture, quand il est arrivé au fond du mal, méprise » (Pr 18,3). Le onzième degré peut s'appeler la liberté du péché : le moine ne voyant plus ni maître à craindre, ni frères à ménager, jouit de la satisfaction de ses désirs, avec d'autant plus de sécurité qu'il est plus libre, tandis qu'au monastère un peu de crainte et de pudeur le retenaient encore.
Cependant, bien qu'il ne respecte plus les frères ni l'abbé, il n'a pas encore perdu toute crainte de Dieu. La raison, en lui, ose encore rappeler cette crainte à la volonté, timidement, par un léger murmure : le moine n'accomplit pas n'importe quel forfait immédiatement et sans hésitation. Comme un homme qui s'aventure à passer un gué, il ne court pas, mais risquant un pied, puis l'autre, il pénètre dans le torrent des vices.


CHAPITRE XXI
Le douzième degré d'orgueil qui est l'habitude de pécher.

51. Mais lorsque, par un terrible jugement de Dieu, l'impunité suit les premiers crimes, le plaisir dont on a fait l'expérience est exigé à nouveau, et plaît de plus en plus. La concupiscence se réveille, la raison s'assoupit, l'habitude enchaîne. Le malheureux est entraîné au fond du mal ; il est livré captif à la tyrannie des vices, au point qu'englouti dans le tourbillon des désirs charnels, il oublie sa raison et la crainte de Dieu, et « dit dans son cœur comme un dément : Il n'y a pas de Dieu ! » (Ps 13,1). Désormais, il use indifféremment de tout ce qui lui plaît, comme étant par là même permis. Il ne retient plus son esprit, ses mains, ses pieds, de penser, de faire, de parcourir les choses défendues. Mais tout ce qu'il lui vient au cœur, à la bouche, dans les mains, il s'y arrête en esprit, le dit à tout venant, l'accomplit : malfaisant, médisant, criminel.
Tandis qu'à l'autre extrémité, le juste ayant monté les douze degrés, court vers la vie d'un cœur désormais léger, et n'y a plus de peine à cause de la bonne habitude, symétriquement l'impie, après les avoir tous descendus, se hâte sans angoisse vers la mort ; car la raison dont il a fait mauvais usage ne le gouverne plus, le frein de la crainte ne le retient plus. Ceux qui sont au milieu du chemin se fatiguent et s'inquiètent : tourmentés par la crainte de l'enfer, ou retardés par leurs premières habitudes, ils ont de la peine à descendre ou à monter. Mais celui qui est tout en haut et celui qui est tout en bas courent sans bagages et sans peine. Celui-ci court à la mort, et celui-là à la vie, l'un comme au vol, l'autre la tête la première : car l'amour soulève l'un, la convoitise incline l'autre. Le premier ne sent pas le labeur parce qu'il aime ; le second ne le sent pas non plus, parce qu'il est plongé dans une sorte de sommeil. Et pour tout dire, dans l'un la charité parfaite, dans l'autre l'iniquité consommée ont chassé la crainte. Comme la vérité, l'aveuglement donne, lui aussi, une certaine sécurité. Le douzième degré peut donc s'appeler l'habitude du péché. On y perd la crainte de Dieu ; on entre dans le mépris de Dieu.



Saint Bernard : Traité de l'Humilité et de l'orgueil, Troisième partie.

Extrait de : Saint Bernard
Coll. « Les Écrits des Saints »
Textes choisis et présentés par
Dom Jean Leclercq, bénédictin de Clervaux
Traduction Sœur Elisabeth de Solms, bénédictine
Les Éditions du Soleil Levant, Liège, Belgique, 1958

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