Traité de l'Humilité et de l'orgueil : Première Partie.

III.  La Vérité en nous.


CHAPITRE IV
Le premier degré de vérité est de se regarder soi-même,
et de connaître sa propre misère.

13. Mais revenons à notre propos. Si celui qui n'était pas malheureux s'est fait malheureux, afin d'expérimenter ce qu'il savait pourtant déjà, combien plus tu dois, toi, je ne dis pas te faire ce que tu n'es pas, mais regarder ce que tu es, à savoir vraiment misérable ! et apprendre ainsi à avoir pitié, toi qui n'as pas d'autre mode de connaissance ! Car si tu considères le mal de ton prochain et non le tien, tu seras porté à l'indignation et non à la compassion, à juger et non à aider, à détruire en esprit de fureur, et non à instruire en esprit de douceur. « Vous qui êtes spirituels, dit l'Apôtre, instruisez ces gens-là en esprit de douceur ! » (Gal. 6,1). Le conseil, ou même l'ordre, de l'Apôtre, est que tu portes secours à ce frère malade dans un esprit de douceur, autrement dit dans l'esprit où tu voudrais qu'on vienne à toi quand tu es malade. Et pour que tu saches comment tu peux t'adoucir envers le délinquant, il ajoute : « En te regardant toi-même, qui pourrais bien être tenté aussi » (Gal. 6,1).

14. Je me plais à remarquer que le disciple de la vérité suit l'ordre indiqué par son maître ! Nous parlions plus haut des béatitudes : comme les miséricordieux sont nommés avant les cœurs purs (Mt 5,7), ainsi les doux sont nommés avant les miséricordieux (Mt 5,4). Et l'Apôtre, lorsqu'il exhorte les spirituels à instruire les charnels, précise : « en esprit de douceur » (Gal. 6,1). L'instruction des frères se rapporte à la béatitude des miséricordieux, l'esprit de douceur à la béatitude des doux. C'est comme s'il disait : on ne peut ranger parmi les miséricordieux celui qui n'est pas doux en lui-même. Voyez l'Apôtre montrant clairement ce que j'avais promis de vous expliquer, à savoir qu'il faut d'abord chercher la vérité en nous-mêmes, avant de la chercher dans le prochain. Regarde-toi toi-même, dit-il, c'est-à-dire regarde combien tu es facile à tenter, enclin au péché ; et en te regardant, adoucis-toi ; et alors approche-toi des autres avec un esprit de douceur pour leur venir en aide. Ou, si tu ne veux pas écouter l'avertissement du disciple, crains les reproches du Maître : « Hypocrite, enlève d'abord la poutre qui est dans ton œil, et après cela tu verras à enlever la paille de l'œil de ton frère » (Mt 7,5). La poutre grande et grosse dans l'œil, c'est l'orgueil de l'esprit, une certaine corpulence de l'âme, qui n'est pas saine, mais creuse, qui n'est pas solide, mais gonflée. Elle obscurcit l'œil de l'esprit, fait ombre sur la vérité. Au point que si elle occupe ton esprit, tu ne puisses plus désormais te voir et te deviner tel que tu es ou que tu peux être, mais tel que tu aimerais être, tel que tu crois être ou que tu espères devenir. Qu'est-ce, en effet, que la superbe, sinon, comme un saint l'a définie, l'amour de la propre excellence ? Nous pouvons dire inversement que l'humilité est le mépris de la propre excellence. Or l'amour, comme la haine, ignore le jugement de la vérité. Tu veux savoir quel est le jugement de la vérité ? « Comme j'entends je juge » (Jn 5,30). Non pas comme je hais, non pas comme j'aime, non pas comme je crains. Il y a un jugement de la haine, par exemple : « Nous avons une loi, et selon notre loi il doit mourir » (Jn 19,7). II y en a un de la crainte, comme celui-ci : « Si nous le laissons aller, les Romains viendront, ils prendront notre place et notre peuple » (Jn 11,8). Quant au jugement de l'amour, c'est celui de David sur son fils parricide : « Épargnez mon enfant Absalon » (2S 18,5).
Les lois humaines établissent (et je sais qu'on observe cette règle dans les causes tant ecclésiastiques que séculières) que les proches amis des accusés ne doivent pas être admis au jugement, de peur ou bien qu'ils trompent, ou bien qu'ils soient eux-mêmes trompés par leur affection. Si l'amour de ton ami diminue, ou même va jusqu'à voiler sa faute dans ton appréciation, combien plus l'amour de toi-même trompe ton jugement quand il faudrait te condamner !

15. Si donc un homme a souci de connaître pleinement la vérité en lui-même, il faut qu'il écarte cette poutre d'orgueil qui met obstacle entre l'œil et la lumière, et « qu'il dispose dans son propre cœur des ascensions » (Ps 83,6) par lesquelles il se cherchera lui-même en lui-même. Ainsi, après le douzième, degré d'humilité, il parviendra au premier degré de vérité. Et lorsqu'après avoir trouvé la vérité en lui-même, que dis-je lorsqu'après s'être trouvé lui-même dans la vérité, il pourra dire : « J'ai cru, c'est pourquoi j'ai parlé, mais j'ai été humilié excessivement » (Ps 115,10), que l'homme monte alors à la cime de son cœur pour que soit exaltée la vérité, et que parvenant au second degré, il dise comme hors de lui : « Tout homme est menteur ! » (Ps 115,11). Crois-tu que David n'a pas observé cet ordre ? Crois-tu que le prophète n'a pas éprouvé ce que le Seigneur, ce que l'Apôtre ont éprouvé, ce que nous-mêmes après eux et par eux nous éprouvons ? « J'ai cru » la vérité, disant : « celui qui me suit ne marche pas dans les ténèbres » (Jn 8,12). J'ai donc cru en la suivant, et c'est pourquoi j'ai parlé en confessant. En confessant quoi ? La vérité, que j'ai connue parce que j'ai cru. Mais après que « j'ai cru » (Jc 2,23) pour être justifié, et parlé pour être sauvé, j'ai été humilié excessivement, c'est-à-dire parfaitement. Comme s'il disait : parce que je n'ai pas rougi de confesser contre moi la vérité connue en moi, je suis arrivé à la perfection de l'humilité. Ce mot « excessivement » peut, en effet, s'interpréter « parfaitement », comme dans cet autre psaume « qu'il vole avec perfection dans ses commandements » (Ps 111,1). Si on objecte que « excessivement » ici ne veut pas dire « parfaitement » mais « très », parce que les commentateurs confirment couramment cette interprétation, nous ne nous éloignerons pas non plus du sens du prophète en pensant qu'il a dit : « Au temps où je ne connaissais pas encore la vérité je croyais être quelque chose, alors que je n'étais rien ; mais après qu'ayant cru dans le Christ, c'est-à-dire ayant imité son humilité, j'ai connu la vérité, cette vérité a été exaltée en moi par ma confession, et moi j'ai été humilié excessivement, c'est-à-dire très avili à mes propres yeux par la connaissance de moi-même. »


CHAPITRE V
Le second degré de vérité est, en partant de la connaissance de sa propre infirmité, de compatir à la misère du prochain.

16. Humilié donc dans ce premier degré de vérité, comme il le dit en un autre psaume : « C'est dans ta vérité que tu m'as humilié » (Ps 118,75), le prophète va se regarder lui-même et, partant de sa propre misère, méditer la misère universelle. II va passer, ainsi, au second degré et s'écrier comme hors de lui : « Tout homme est menteur ! » (Ps 115,11). Qu'est-ce à dire, hors de lui ? Eh bien, qu'il sorte de lui-même, ne fasse qu'un avec la vérité et se juge lui-même. Dans cette sorte d'extase, il dira, non pas avec indignation et mépris, mais avec pitié et compassion : « Tout homme est menteur. » Comment, tout homme est menteur ? Tout homme est infirme, tout homme est malheureux et impuissant, puisqu'il ne peut ni se sauver lui-même ni sauver autrui.
On dit de même : « Le cheval est trompeur pour sauver » (Ps 32,17), non que le cheval trompe personne, mais parce que celui-là se trompe qui met sa confiance dans la rapidité de son cheval. Ainsi on affirme que tout homme est menteur, c'est-à-dire fragile, changeant, de sorte qu'on ne peut attendre de lui ni son propre salut, ni le salut d'autrui. Bien plus : celui qui place son espérance dans l'homme encourt la malédiction. Le prophète qui s'avance humblement, guidé par la vérité, aperçoit donc dans les autres ce qu'il déplorait en lui-même ; cette connaissance nouvelle va lui ajouter une douleur nouvelle, et il va dire pour tous, en toute vérité : «Tout homme est menteur ! »

17. Quelle différence avec le pharisien superbe de l'Évangile ! Que dit-il quand il sort de lui-même ? « O Dieu, je te rends grâce de ce que je ne suis pas comme le reste des hommes ! » (Lc 18,11). Il exulte pour lui seul, et trouve le moyen d'insulter les autres. Très différent se montre David ; il dit en effet : « Tout homme est menteur. » II n'excepte personne, afin de ne tromper personne, sachant que « tous ont péché, et sont privés de la gloire de Dieu » (Rm 3,23). Le pharisien se trompe tout seul, en s'exceptant lui seul quand il condamne tous les autres. Le prophète ne s'excepte pas de la misère commune, pour ne pas être exclu de la miséricorde ; le pharisien, en dissimulant sa misère, rend inutile la miséricorde. Le prophète affirme, aussi bien de tous les hommes que de lui-même : « Tout homme est menteur. » Le pharisien confirme la sentence pour tous, sauf pour lui : « Je ne suis pas comme le reste des hommes. » Et il rend grâces, non d'être bon, mais d'être seul, non pas tant du bien qu'il a, que des maux qu'il voit dans les autres. Avant d'avoir enlevé la poutre de son œil, il compte les fétus dans les yeux de ses frères, car il ajoute : « injustes, voleurs » (Lc 18,11). Je crois n'avoir pas fait pour rien cette digression, si tu as compris de quelle manière différente ces deux hommes sortent d'eux-mêmes.

18. Maintenant, revenons à notre sujet. A ceux donc que la vérité révèle à eux-mêmes, et qu'elle avilit ainsi à leurs propres yeux, tout devient nécessairement amer de ce qu'ils avaient l'habitude d'aimer, et jusqu'à leur propre personne. Car, se regardant en face, ils se forcent à se voir tels qu'il y a lieu de rougir d'être vu, même par soi-même. Ce qu'ils sont leur déplaît, ils soupirent vers ce qu'ils ne sont pas, et qu'ils n'espèrent certes pas atteindre par eux-mêmes. Et leur seule consolation, en juges d'autant plus sévères qu'ils ont faim et soif de justice par amour de la vérité, est d'exiger d'eux-mêmes la satisfaction la plus rigoureuse jusqu'au mépris de soi, et l'amendement pour la suite. Mais voyant clairement qu'ils n'y suffisent pas (quand ils auraient fait tout ce qui leur est demandé, ils se disent encore « serviteurs inutiles ») (Lc 17,10), ils fuient de la justice à la miséricorde. Pour obtenir celle-ci, ils suivent le conseil de la vérité : « Bienheureux les miséricordieux, car eux-mêmes obtiendront miséricorde » (Mt 5,7). Et tel est le second degré de vérité : ils recherchent la vérité dans le prochain, devinent les besoins des autres en partant des leurs propres, apprennent par leurs propres souffrances à compatir à ceux qui souffrent.


CHAPITRE VI
Le troisième degré de vérité : purifier l'œil du cœur
pour contempler les choses célestes et divines.

19. S'ils persévèrent dans les trois choses que j'ai dites, à savoir le deuil de la pénitence, le désir de la justice, et les œuvres de miséricorde, ils libèrent la pointe de leur cœur de trois empêchements qu'ils ont pu contracter par ignorance, faiblesse ou passion, de manière à pouvoir passer au troisième degré de vérité : la contemplation. Voilà les voies qui semblent bonnes aux hommes, excepté « à ceux qui se réjouissent quand ils ont mal fait et prennent leur plaisir dans le vice » (Pr 2,14) et se couvrent de leur faiblesse et de leur ignorance « pour excuser leurs péchés » (Ps 140,4). Mais, c'est en vain qu'ils se flattent d'être absous de leur faiblesse, ou de leur ignorance, eux qui sont volontiers ignorants et faibles pour pécher plus librement. Qu'a-t-il servi au premier homme – bien que lui n'ait pas péché volontiers – de s'excuser sur sa femme, qui symbolise la faiblesse de la chair ? Et ceux qui ont lapidé le premier martyr, sont-ils excusables du fait de leur ignorance, sous prétexte qu'ils se sont bouché les oreilles ? Ceux qui se sentent détournés de la vérité par la passion et l'amour du péché, accablés qu'ils sont par la faiblesse et l'ignorance, qu'ils changent donc leur passion en gémissement, leur amour en douleur ; qu'ils triomphent de la faiblesse de la chair par le zèle de la justice, de l'ignorance par la libéralité ! Car, s'ils ignorent aujourd'hui la vérité qui a faim, qui est nue et malade, ils pourraient bien la connaître trop tard, lorsqu'elle viendra avec grande force et majesté, terrible et leur reprochant leur péché. C'est en vain, qu'alors, ils répondraient tremblants : « Quand t'avons-nous vue avoir faim, et ne t'avons-nous pas servie ? » (Mt 25,44). Ce Seigneur qu'on ignore aujourd'hui où il cherche la miséricorde « on le connaîtra bien lorsqu'il rendra ses jugements » (Ps 9,17). D'autres « verront qui ils ont crucifié » (Jn 19,57), mais les avares verront qui ils ont méprisé. De toute faute contractée par faiblesse, ignorance ou passion, on purifie donc l'œil du cœur en pleurant, en ayant faim de justice, en s'appliquant aux œuvres de miséricorde – cet œil du cœur à qui la vérité promet de se montrer lorsqu'il est pur : « Bienheureux ceux qui ont le cœur pur, car ils verront Dieu » (Mt 5,8).
Il y a ainsi trois degrés ou états de vérité. Nous montons au premier en peinant dans l'humilité ; au second en nous laissant toucher par la compassion ; au troisième, en sortant de nous-mêmes pour la contemplation. Dans le premier, on trouve la vérité sévère ; dans le second, la vérité miséricordieuse ; dans le troisième, la vérité pure. Nous sommes conduits au premier par la raison qui nous accuse ; au second, par l'affection qui nous fait compatir au prochain ; la pureté nous ravit au troisième, parce qu'elle nous soulève vers l'invisible.



Saint Bernard : Traité de l'Humilité et de l'orgueil, Première partie.

Extrait de : Saint Bernard
Coll. « Les Écrits des Saints »
Textes choisis et présentés par
Dom Jean Leclercq, bénédictin de Clervaux
Traduction Sœur Elisabeth de Solms, bénédictine
Les Éditions du Soleil Levant, Liège, Belgique, 1958

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