Traité de l'Humilité et de l'orgueil : Première Partie.

I.  L'Humilité conduit à la Vérité.


CHAPITRE PREMIER
Le Christ est la voie d'humilité qui mène à la vérité.

1. Je vais donc parler des degrés d'humilité, que saint Benoît nous a donnés non pas à compter, mais à monter. Je vais, d'abord, essayer de montrer où ils nous conduisent, pour que l'appât de la récompense rende l'ascension moins pénible. Le maître de la route nous montre en effet la peine de cette route, et la récompense de cette peine. « Je suis, dit-il, la voie, la vérité et la vie » (Jn 14,6). La voie c'est l'humilité, qui conduit à la vérité. L'humilité est peine, la vérité est fruit de la peine. D'où sais-je, diras-tu, qu'il parle de l'humilité, quand il dit : « je suis la voie» sans rien préciser ? Voici qui est plus clair : « Apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur » (Mt 11,29). Il se propose donc comme exemple d'humilité, comme modèle de douceur. Si tu l'imites, tu ne marcheras pas dans les ténèbres, mais tu auras la lumière de vie. Qu'est-ce que la lumière de vie, sinon la vérité ? Elle illumine tout homme venant en ce monde, et montre où est la vraie vie. Aussi, après avoir dit : « Je suis la voie et la vérité », il ajoute « et la vie », comme pour dire : « Je suis la route qui conduit à la vérité ; je suis la vérité qui promet la vie ; je suis la vie que je donne. » « Car la vie éternelle, dit-il, c'est qu'ils te connaissent, toi, Dieu vrai, et celui que tu as envoyé, Jésus-Christ » (Jn 17,3). C'est comme si tu lui disais : je vois la route, qui est l'humilité ; je désire le fruit, la vérité. Mais que faire si la route est trop peineuse pour que je puisse arriver à la récompense que je désire ? Il répond : « Je suis la route, c'est-à-dire le viatique qui te soutiendra le long de la route.» Il crie donc à ceux qui se trompent et qui ne connaissent pas le chemin : « Je suis la voie » ; à ceux qui doutent et ne croient pas : « Je suis la vérité » ; à ceux qui montent déjà, mais se fatiguent : « Je suis la vie. » Je crois avoir assez montré, en partant des mots de l'Évangile, que la connaissance de la vérité est le fruit de l'humilité. Mais écoute encore ceci : « Je te rends gloire, Père, Seigneur du ciel et de la terre, parce que tu as caché ces choses (évidemment les secrets de la vérité) aux savants et aux prudents (c'est-à-dire aux orgueilleux) et que tu les as révélées aux petits », c'est-à-dire aux humbles (Mt 10,25). Dans ce passage aussi, il apparaît que la vérité se cache aux superbes et se révèle aux humbles.

2. On peut définir ainsi l'humilité : l'humilité est une vertu par laquelle l'homme, dans une très vraie connaissance de soi-même, devient vil à ses propres yeux. Elle est le fait de ceux qui disposent une ascension dans leur cœur, et montent de degré en degré, c'est-à-dire de vertu en vertu, jusqu'à ce qu'ils arrivent au sommet de l'humilité. Établis là comme dans Sion, c'est-à-dire comme sur un observatoire, ils regardent la vérité. « En effet, dit le psaume, le législateur donnera la bénédiction » (Ps 83,8) ; en d'autres termes : celui qui a donné la loi donnera aussi la bénédiction : c'est-à-dire celui qui a commandé l'humilité conduira jusqu'à la vérité. Mais quel est ce législateur, sinon « le Seigneur doux et droit, qui a donné une loi à ceux qui défaillent en chemin » (Ps 24,8) ? Ils défaillent en chemin, ceux qui abandonnent la vérité. Mais sont-ils, même alors, abandonnés par le doux Seigneur ? Non, c'est à eux que le Seigneur doux et droit donne pour loi la route de l'humilité ; par elle, ils reviendront à la connaissance de la vérité. Il donne une occasion de retrouver le salut, parce qu'il est doux, mais non sans la discipline d'une loi, parce qu'il est droit. Il est doux, lui qui ne laisse pas mourir ; il est droit, lui qui n'oublie pas de punir.


CHAPITRE II
Avec quel fruit on gravit les degrés d'humilité.

3. Cette loi, par laquelle on revient à la vérité, saint Benoît l'établit en douze degrés, de manière qu'on saisisse la vérité après avoir monté ces douze degrés, de même qu'on vient au Christ par les dix préceptes de la loi et les deux circoncisions (ce qui fait douze). Cette échelle montrée à Jacob comme une image de l'humilité, et sur laquelle le Seigneur parut appuyé, que signifie-t-elle, sinon que la connaissance de la vérité s'établit au sommet de l'humilité ? Car le Seigneur, du haut de cette échelle, regardait les fils des hommes, comme la vérité dont le regard ne peut pas plus tromper qu'être trompé ; il regarde les fils des hommes pour voir s'il en est un qui soit intelligent et qui cherche Dieu. Ne te semble-t-il pas le voir, criant d'en haut à ceux qui le cherchent (car il sait quels sont les siens) : « Passez à moi, vous tous qui me désirez, et soyez remplis de mes fruits » (Si 24,26) ? Et encore : « Venez à moi, vous tous qui peinez et ployez ! Moi je vous referai ! » (Mt 11,28). Venez, dit-il. Où ? A moi, vérité. Par où ? Par l'humilité. Qu'y gagnerai-je ? Moi, je vous referai ! Mais quelle est cette réfection, que la vérité promet à ceux qui montent, donne à ceux qui aboutissent ? Ne serait-ce pas la charité elle-même ? Car, c'est à elle, dit saint Benoît, qu'après avoir monté tous les degrés d'humilité le moine parviendra bientôt. Oui, la charité est la nourriture douce et savoureuse qui relève les hommes fatigués, les affermit s'ils sont faibles, les réjouit s'ils sont tristes. Et c'est la vérité qui rend le joug doux et la charge légère.

4. La charité, mets délicieux ! Servie au milieu de la table de Salomon, elle répand pour épices les parfums variés de toutes les vertus, rend aux affamés force et joie. Sur cette table sont servies la paix, la patience, la bénignité, la longanimité, la joie dans l'Esprit-Saint ; là est préparé tout ce qui peut être fruit de vérité ou de sagesse. L'humilité, elle aussi, a son festin sur cette même table : le pain de la douleur et le vin de la componction, premier banquet que la vérité offre aux débutants en leur disant : « Vous vous lèverez, après vous être assis pour manger le pain de la douleur » (Ps 126,2). Là encore, la contemplation trouve la solide nourriture de la sagesse, qui est pour elle la fleur du froment, avec le vin qui réjouit le cœur de l'homme. La vérité y invite les parfaits : « Mangez, mes amis, et buvez ! Enivrez-vous, mes bien-aimés ! » (Ct 5,1). La charité est au milieu, dit l'Écriture, pour les filles de Jérusalem (Ct 3,10), c'est-à-dire pour les âmes imparfaites, qui ne pouvant encore prendre cet aliment solide, doivent être nourries un certain temps du lait de la charité au lieu de pain, de son huile au lieu de vin. On dit bien qu'elle est au milieu, car sa saveur n'est pas à la portée des débutants, retardés par la crainte, et elle ne suffit pas aux parfaits, qui trouvent une douceur plus grande dans la contemplation. Les uns ont à se purifier des humeurs nocives des plaisirs charnels, et ne goûtent pas encore la douceur du lait ; les autres sont déjà sevrés, et prennent de plus glorieuses délices à festoyer dans les prémices de la gloire. Mais au milieu sont les progressants ; ils y goûtent certains breuvages mêlés de miel, que la charité leur prépare pour convenir momentanément à leur faiblesse.

5. La première nourriture est donc l'humilité, purifiante et amère ; la seconde la charité, consolante et douce ; la troisième la contemplation, solide et forte. Hélas, Seigneur Dieu des vertus ! jusqu'à quand t'irriteras-tu sur la prière de ton serviteur ? Jusqu'à quand me nourriras-tu du pain des larmes, et me donneras-tu à boire dans les pleurs ? Qui m'invitera, au moins, à ce banquet du milieu, doux banquet de la charité, où les justes festoient en présence de Dieu et prennent leurs délices avec joie ? Alors, je ne parlerai plus dans l'amertume de mon âme disant à Dieu : « Ne me condamne pas ! » (Jb 10,2). Mais, au festin des azymes de sincérité et de vérité, je célébrerai, joyeux, les voies du Seigneur, et chanterai que grande est sa gloire ! Cependant, le chemin de l'humilité est bon ; on y cherche la vérité, on y conquiert la charité, on y participe aux fruits de la sagesse. Pour tout dire, comme la fin de la loi est le Christ, ainsi la perfection de l'humilité est la connaissance de la vérité. Le Christ, lorsqu'il est venu, a apporté la grâce ; la vérité, quand elle commence à se faire connaître, donne la charité. Or, elle se fait connaître aux humbles ; elle donne donc la grâce aux humbles (1P 5,5).


CHAPITRE III
Dans quel ordre les degrés d'humilité conduisent au but proposé a la vérité.
Et comment le Christ a appris la miséricorde par la souffrance.

6. J'ai dit de mon mieux ce qu'on gagne à faire l'ascension de l'humilité. Je vais dire dans la mesure de mes forces en quel ordre les degrés d'humilité conduisent au but proposé, qui est la vérité. Mais la connaissance de la vérité comportant elle-même trois degrés, essayons de les définir brièvement, pour qu'apparaisse plus clairement auquel des trois appartient le douzième degré d'humilité. Nous cherchons la vérité en nous, dans le prochain, en elle-même. En nous, en nous jugeant nous-mêmes ; dans nos frères, en compatissant à leurs maux ; dans sa nature propre, en contemplant avec un cœur pur. Retiens le nombre, retiens l'ordre. Que la vérité en personne t'enseigne qu'il faut d'abord la chercher dans les hommes, avant de la chercher dans sa propre nature. Ensuite, tu comprendras pourquoi tu dois la chercher d'abord en toi, avant de la chercher dans le prochain. Énumérant les béatitudes, le Seigneur a placé les miséricordieux avant les cœurs purs. C'est parce que les miséricordieux saisissent immédiatement la vérité dans le prochain, lorsqu'ils étendent pour ainsi dire jusqu'en lui-même leurs sentiments, et ainsi se conforment à lui par leur charité, au point qu'ils sentent ses biens ou ses maux comme les leurs propres. Ils se font malades avec les malades, brûlent avec ceux qui sont scandalisés. C'est leur habitude de « se réjouir avec ceux qui sont dans l'allégresse, de pleurer avec ceux qui pleurent » (Rm 12,15). La pointe du cœur étant bien purifiée par cette charité fraternelle, ils se délectent à contempler en elle-même cette vérité pour l'amour de laquelle ils portent les maux d'autrui. Mais ceux qui ne s'associent pas à leurs frères, et au contraire, insultent à leurs larmes ou méprisent leur joie, qui ne sentent pas en eux-mêmes les sentiments des autres, sous prétexte qu'ils ne se trouvent pas dans les mêmes circonstances, comment pourraient-ils saisir la vérité dans le prochain ? Le proverbe populaire leur convient : « L'homme bien portant ne sait pas ce que sent le malade, ni le repu ce que souffre l'affamé. » Le malade compatit au malade, l'affamé à l'affamé, d'autant plus étroitement qu'ils se sentent plus proches. De même que la très pure vérité n'est visible qu'au cœur pur, ainsi le malheur d'un frère est senti plus vraiment par un cœur malheureux. Mais, pour avoir un cœur pitoyable à la misère d'autrui, il faut d'abord que tu connaisses la tienne propre, afin que tu découvres dans ta propre âme l'âme de ton frère, et apprennes de toi-même comment lui subvenir, à l'exemple de notre Sauveur qui a voulu souffrir pour savoir compatir, devenir misérable pour apprendre à avoir pitié ; si bien que « de toutes ses souffrances » il apprît non seulement comme le dit l'Écriture, l'obéissance (He 5,8), mais apprît aussi la miséricorde. Non qu'il l'ignorât auparavant, lui dont la miséricorde est de toute éternité et pour toute l'éternité ; mais ce qu'il savait par nature de toute éternité, il l'a appris dans le temps par expérience.



Saint Bernard : Traité de l'Humilité et de l'orgueil, Première partie.

Extrait de : Saint Bernard
Coll. « Les Écrits des Saints »
Textes choisis et présentés par
Dom Jean Leclercq, bénédictin de Clervaux
Traduction Sœur Elisabeth de Solms, bénédictine
Les Éditions du Soleil Levant, Liège, Belgique, 1958

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