Saint Aelred de Rievaulx

Sermon pour la fête la Nativité de Marie.

Faire la traversée pour venir au Christ
1. 
Faites la traversée jusqu'à moi, vous tous qui me désirez, et soyez remplis de mes «engendrements». Car mon Esprit est plus doux que le miel, et mon héritage plus doux qu'un rayon de miel. Ma mémoire durera jusque dans la suite des siècles (Si 24,19-20). Les paroles que nous venons de citer sont écrites dans un livre où s'exprime la Sagesse. Car la Sagesse nous appelle et nous dit : Faites la traversée jusqu'à moi. Or vous savez, frères, que notre Seigneur Jésus-Christ est la Puissance de Dieu et la Sagesse de Dieu. Ces paroles sont donc celles du Christ, qui nous appelle et nous dit : Faites la traversée jusqu'à moi. Voyez, frères : Lui-même se tient sur une haute montagne, il nous voit dans la vallée, et il nous dit : Faites la traversée.

2. Il y a entre nous et lui, soit un mur, soit une mer, soit quelque chose de ce genre que nous devons traverser pour venir jusqu'à lui. Et je pense, quant à moi, qu'il y a l'un et l'autre entre nous et lui, à savoir et une mer et un mur, et il y a même en plus une nuée. Un saint a dit en effet au Seigneur : Tu as posé une nuée afin que la prière ne traverse pas (Lm 3,44). C'est tout cela qu'il nous faut traverser si nous voulons venir à Jésus : le mur, la mer et la nuée. Nous devons savoir en quoi ces réalités diffèrent les unes des autres, et nous devons ensuite connaître la manière de les traverser. Nous ne pouvons traverser la mer que grâce au bois, le mur que grâce au fer, la nuée que grâce à la lumière.

Le navire sur la mer
3. 
Nous savons bien, frères, que la mer s'étendant entre nous et Dieu c'est le monde présent dont le psalmiste dit: Voici la grande mer aux vastes bras(Ps 103,25). À moins de traverser cette mer, nous ne pourrons d'aucune manière venir à Celui qui dit : Faites la traversée jusqu'à moi. Les uns se noient en cette mer, les autres la traversent. Ceux-là s'y noient qui sont sans navire sur cette mer ou qui sortent du navire ou qui en sont rejetés par quelque tempête. Le navire sans lequel nul ne peut traverser ce monde, c'est la profession de la croix du Christ. Sans ce bois, nul ne peut traverser la mer. Mais certains ont un navire meilleur et plus solide que d'autres.

Dans le mariage
4. 
Le mariage conclu dans la foi en Jésus-Christ est comme un navire. Mais ce navire est fragile et risqué : il reçoit beaucoup d'eau de mer dans ses cales ; si l'on n'écope pas continuellement, il coule aussitôt à pic. Il y a en effet bien des occupations mondaines en cet état, et on y rencontre très souvent, sinon des choses absolument condamnables, du moins beaucoup d'autres péchés. S'ils ne sont pas retirés par les aumônes et d'importantes œuvres de miséricorde, ils font couler le navire qui ne peut parvenir au port. On trouve pourtant la profession de la croix du Christ en ce genre de vie ; c'est donc un navire grâce auquel l'être humain peut faire la traversée pour venir au Christ. Mais celui qui, après s'être engagé dans l'état de mariage, est tombé dans l'adultère ou d'autres choses condamnables, celui-là est sorti du navire ; dès lors, il coule à pic et il ne peut traverser cette mer à moins de regagner son navire par la pénitence.

Dans la vie religieuse
5. 
Il y a un autre navire, c'est le renoncement à ce monde. Celui en effet qui abandonne le monde et s'engage en quelque communauté sainte pour vivre sous une règle et l'autorité d'autrui, celui-là est entré dans un navire pour traverser le monde. Mais celui qui, après être entré dans une communauté, s'en va et retourne dans le monde, celui-là est sorti du navire ; il coule à pic dans la mer à moins qu'il ne regagne le navire. La tempête qui arrache l'homme à ce navire, c'est la tentation. C'est pourquoi, je vous donne cet avertissement, frères très chers : vous qui avez choisi cet Ordre comme le meilleur et le plus solide navire, tenez-vous en celui-ci et ne supportez pas d'être tirés dehors par quelque flatterie ou quelque pression extérieure. Car votre adversaire le diable rôde (1P 5,8) autour de ce navire, et tantôt il vous flatte pour vous tirer dehors, tantôt il vous effraye.

Les suggestions du démon
6. 
Il vous flatte quand il met devant vos yeux les charmes de la vie mondaine, la gloire du monde, quand il vous promet une longue vie et qu'il vous montre l'immensité de la miséricorde de Dieu ainsi que d'autres choses, semblables. Il vous effraye quand il met devant vos yeux les aspérités de cet Ordre, comme s'il parlait à votre âme en disant : «Comment pourras-tu supporter cela perpétuellement ? Tu as une longue vie devant toi et tu vas toujours être dans cette misère, toujours lutter contre ta chair et tes pensées ; tu ne seras jamais sans quelque crainte et, après trente ou quarante ans, tu peux perdre par un seul péché le fruit de tous ces labeurs.» Voilà quels sont ses inventions et ses mensonges. Ne les écoutons pas. Tenons-nous en ce navire, adhérons à la croix de Jésus, afin de venir à Celui qui nous appelle et nous dit : Faites la traversée jusqu'à moi.

Le mur des péchés
7. 
II y a aussi un mur entre nous et Dieu. C'est le mur que nous avons nous-mêmes construit avec toutes sortes de vices et de péchés comme avec d'innombrables pierres ; le prophète a dit à ce sujet : Vos péchés marquent une séparation entre vous et Dieu (Is 59,2). Ce mur, nous ne pouvons l'anéantir et le détruire que par le fer, et un fer bien aiguisé. Ce fer, c'est la pénitence. Celui donc qui veut que soient anéantis et détruits ses péchés – qui sont à coup sûr comme un mur entre nous et Dieu – doit se livrer aux œuvres de pénitence.
8. Par le fer de l'abstinence, qu'il détruise l'appétit de jouissance ; par le fer de la pauvreté, qu'il détruise l'appétit du gain ; par le fer du silence, qu'il détruise les rivalités ; par le mépris des honneurs et des dignités, comme par un fer très bien aiguisé, qu'il détruise la jalousie ; par la mortification de la volonté propre qu'il détruise la légèreté d'esprit. Par chacun de ces exercices, qui sont comme des instruments très bien aiguisés, qu'il mette en pièces et réduise en morceaux chacun des vices, qui sont comme des pierres très dures, et qu'il passe résolument à Celui qui dit : Faites la traversée jusqu'à moi.

La nuée de l'ignorance
9. 
Mais il y a encore un obstacle : la nuée. La nuée, c'est l'ignorance qui souvent nous aveugle, de sorte qu'en bien des cas nous ne savons pas ce que nous devons faire, ce que nous devons demander. C'est pourquoi l'Apôtre dit : Nous ne savons que demander pour prier comme il faut (Rm 8,26). Afin que cette nuée ne nous entrave pas, nous devons avoir les yeux fixés sur la lumière dont le prophète dit : Ta parole, une lampe sur mes pas, une lumière sur mes chemins (Ps 118,105). La parole de Dieu, c'est la sainte Écriture : telle est la lumière et la lampe que nous devons sans cesse regarder afin de n'être pas entravés par la nuée de l'ignorance, c'est-à-dire afin que nous accomplissions ces exercices et tout ce qu'il faut faire, non pas selon notre volonté mais selon la règle de la sainte Écriture et l'enseignement de ceux qui nous dispensent la Parole de Dieu.
10. Ainsi donc, frères, puisque vous êtes sur le navire qui vous permet de traverser la grande mer aux vastes bras (Ps 103,25), c'est-à-dire le monde présent, puisque vous avez d'excellents instruments, très bien aiguisés, qui vous permettent d'abattre le mur de séparation entre vous et Dieu, puisque vous avez la lumière qui vous permet de pénétrer la nuée de l'ignorance, ne restez pas sur place mais traversez jusqu'à Celui qui vous appelle et vous dit : Faites la traversée jusqu'à moi. Mais à qui dit-il cela, qui sont ceux qu'il appelle ? Écoutez : Faites la traversée jusqu'à moi, vous tous qui me désirez.

Désir spirituel
11. 
De toute évidence, ceux-là seuls qui le désirent peuvent faire la traversée jusqu'à lui. Ce ne sont pas ceux qui désirent l'or ou l'argent, les richesses de ce monde ou les honneurs, qui peuvent faire la traversée jusqu'au Christ. Dès lors, frères, désirez le Christ et faites ainsi la traversée jusqu'au Christ. Mais que signifie «faire la traversée jusqu'au Christ» ? II y a trois traversées jusqu'au Christ : l'une en cette vie, l'autre après la mort, et la troisième au jour du jugement, après la résurrection. En cette vie, nous devons faire la traversée jusqu'au Christ, et cela afin de l'imiter ; après cette vie, ce sera afin de reposer avec lui ; au jour du jugement, ce sera pour régner avec lui.

Exemple de la Vierge Marie
12. 
La bienheureuse Marie a entendu cet appel, elle l'a entendu, et elle l'a suivi. Elle a parfaitement traversé la mer dont nous avons parlé, ainsi que le mur et la nuée. Aussi est-elle venue parfaitement à la Sagesse elle-même, qui appelle à grands cris en disant : Faites la traversée jusqu'à moi, vous tous qui me désirez. C'est pourquoi on lit tout spécialement ces paroles lors de sa fête. Elle a désiré le Christ, aussi a-t-elle fait la traversée jusqu'au Christ. Elle a désiré à la perfection, elle qui, dès l'enfance, pour son amour, a méprisé le monde, a retranché les plaisirs de la chair, a compté pour rien toute la gloire du monde.
13. Ne soyez pas surpris si j'ai dit qu'elle a désiré le Christ dès l'enfance, alors que le Christ n'était pas encore né. L'Apôtre dit bien de Moïse : Estimant comme une richesse supérieure aux trésors de l'Égypte l'opprobre du Christ (Hb 11,26). Moïse vécut bien avant la naissance du Christ ; et pourtant, les yeux fixés sur les souffrances du Christ, il choisit d'endurer les souffrances plutôt que de régner en Égypte. Il en va de même pour la bienheureuse Marie : sachant que le Christ devait naître, elle se mit à imiter son genre de vie alors qu'on ne l'avait pas encore vu vivre sur terre, comme Moïse avait imité sa passion alors même qu'elle n'avait pas encore eu lieu.

Marie nous précède
14. 
Personne n'a donc traversé aussi parfaitement la mer dont nous parlons que la bienheureuse Marie : elle a fait si parfaitement, de cœur, la traversée jusqu'au Christ, que le Christ aussi a fait la traversée jusqu'à elle et a demeuré, même de corps, en elle. Cela est symbolisé par la sœur d'Aaron, appelée Marie, qui précédait les enfants d'Israël lorsqu'ils traversèrent la mer Rouge, et elle les précédait avec un tambourin. Il est certain, en effet, que la bienheureuse Marie, la véritable Marie dont l'autre était la figure, précède tous ceux qui traversent la mer, c'est-à-dire le monde présent. Elle les précède en dignité, en sainteté, en pureté ; elle les précède aussi par la mortification de la chair, c'est-à-dire avec un tambourin.
15. Mais elle les a également précédés par le fait qu'elle a été la première de toutes à faire la traversée. De tout le genre humain, en effet, elle a été la première à échapper à la malédiction encourue par nos premiers parents. C'est pourquoi elle mérita de s'entendre dire par l'ange : Tu es bénie entre toutes les femmes (Lc 1,42), ce qui signifie : «Alors que toutes les femmes sont sous la malédiction, tu es la seule d'entre elles à mériter cette étonnante bénédiction.» Ainsi donc, frères très chers, imitons autant que nous le pouvons notre bienheureuse souveraine, désirons la Sagesse, et faisons la traversée jusqu'à la Sagesse qui lance cet appel : Faites la traversée jusqu'à moi, vous tous qui me désirez, et soyez remplis de mes « engendrements ».

«Engendrements» charnels et spirituels
16. 
Quels sont donc les «engendrements» de la Sagesse ? On peut comprendre de deux façons : soit les «engendrements» par lesquels elle-même est engendrée parmi nous, soit les «engendrements» qu'elle-même engendre en nous. On a lu aujourd'hui dans l'Évangile : Livre de l'engendrement de Jésus-Christ (Mt 1,1). Et de même, plus loin, l'évangéliste dit : D’Abraham à David, quatorze «engendrements», et ainsi de suite jusqu'au Christ (Mt 1,17). Voilà donc les «engendrements» du Christ, et si ce sont ceux du Christ, ce sont évidemment ceux de la Sagesse. Ce sont là les «engendrements» par lesquels la Sagesse elle-même est engendrée parmi nous, mais selon le corps.
17. Peut-être, également selon ces «engendrements», la Sagesse naît-elle encore en nous spirituellement. Nous pouvons dès lors comprendre ces mots : Et soyez remplis de mes «engendrements », de la manière suivante : Ayons spirituellement en nous Abraham, Isaac, Jacob, Juda et les autres saints patriarches en fonction desquels on raconte les «engendrements» de la Sagesse, c'est-à-dire du Christ, car il est hors de doute que c'est à partir d'eux que naît la Sagesse. Si donc tu veux que le Christ naisse en toi, remplis-toi des «engendrements» de la Sagesse, c'est-à-dire du Christ. Comment cela ? Aie en toi Abraham, Isaac, Jacob et ceux qui sont cités quand on raconte les «engendrements» du Christ.

Abraham, Isaac, Jacob
18. 
Abraham fut le premier et il fut éprouvé dans sa foi, qui fut parfaite. Isaac fut le fils de la promesse. Jacob a vu le Seigneur face à face. Ayez donc en vous une foi parfaite et, spirituellement, vous aurez Abraham. Mettez votre espérance dans les promesses des biens à venir, méprisez les jouissances des choses présentes, et vous aurez Isaac. Hâtez-vous, autant que vous le pouvez, vers la vision de Dieu, et vous aurez Jacob. Pareillement, si vous avez la ferveur de l'esprit, vous aurez Abraham ; si vous avez la joie de l'espérance, vous aurez Isaac ; si vous êtes constants dans la tribulation (cf Rm 12,11-12), vous aurez Jacob.
19. Car Abraham était animé d'une telle ferveur spirituelle qu'il voulut immoler son fils à Dieu. Isaac signifie «rire», ce qui symbolise la joie que nous devons avoir dans l'espérance. Jacob fut constant dans le labeur, comme il l'a dit lui-même à Laban : J'ai été dévoré par la chaleur durant le jour, par le froid durant la nuit, et je t'ai servi ainsi pendant vingt ans (Gn 3&,40-41). Si, de cette manière, nous avons spirituellement en nous tous les patriarches dont l'Évangile nous parle aujourd'hui, alors s'accomplira ce que dit la Sagesse : Et soyez remplis de mes « engendrements ».

La Sagesse, mère des vertus
20. 
Si, par ces «engendrements», tu veux entendre ceux que la Sagesse elle-même engendre en nous, songe que celle-ci est la mère et l'éducatrice de toutes les vertus. Comme il est écrit à son sujet, en effet, elle enseigne la sobriété et la prudence, la justice et la force (Sg 8,7). Tels sont les premiers «engendrements» de la Sagesse : les quatre vertus cardinales, que même les philosophes païens ont pu connaître en étant enseignés par la raison. Il s'agit de la tempérance, appelée ici sobriété, de la prudence, de la justice et de la vaillance, appelée ici force.
21. De ces «engendrements» en naissent d'autres, et de ceux-ci d'autres encore, et c'est d'eux tous que la Sagesse veut nous voir remplis lorsqu'elle dit : Et soyez remplis de mes «engendrements». La tempérance nous rend chastes, la prudence nous fait choisir le bien et rejeter le mal, la justice nous fait aimer Dieu et le prochain, la force nous fait persévérer en toutes ces choses bonnes. Faites donc la traversée jusqu'à la Sagesse, et soyez remplis de ses «engendrements».

L'Esprit et l'héritage
22. 
Car mon Esprit, dit-elle, est plus doux que le miel, et mon héritage plus doux qu'un rayon de miel (Si 24,20). Pour le palais du corps, rien n'est plus doux à savourer que le miel ; pour le palais du cœur, rien n'est plus doux que l'Esprit de Dieu. Mais (la Sagesse) présente ici deux choses, son Esprit et son héritage, et elle semble accorder plus de prix à son héritage qu'à son Esprit : Car mon Esprit, dit-elle, est plus doux que le miel, et mon héritage plus doux qu'un rayon de miel. Pourtant, qu'y a-t-il de plus doux que l'Esprit de Dieu puisque l'Esprit même de Dieu est Dieu ? Qu'y a-t-il de meilleur, de plus doux, de plus délicieux que Dieu ?
23. Mais nous devons ici comprendre qu'il s'agit de l'Esprit-Saint selon que nous le recevons présentement en nous, comme le dit l'Apôtre : Celui qui nous a faits pour ce destin-là, c'est Dieu qui nous a donné les arrhes de l'Esprit (2Co 5,5). Ce sont là les visites et les réconforts spirituels en lesquels nous trouvons nos délices comme en une sorte de gage, en attendant de parvenir à l'héritage parfait. Cet héritage se trouve dans le royaume des cieux. Et c'est fort à propos que cette douceur spirituelle est comparée au miel, elle qui nous revigore dans la vie présente.

L'abeille et son miel
24. 
L'abeille, qui produit le miel, est un insecte très chaste ; les abeilles, en effet, ne se reproduisent pas par accouplement. Aussi l'abeille est-elle le symbole d'un esprit chaste et sobre, en qui la Sagesse habite volontiers. Ainsi donc, l'âme chaste, telle une abeille, vole à travers le champ des Écritures et les médite assidûment. Là, à partir des paroles et des exemples des saints, elle se compose comme un bouquet de fleurs spirituelles ; il en résulte en son cœur une merveilleuse délectation ainsi qu'une immense douceur, une suprême suavité ; elle expérimente ainsi que l'Esprit du Seigneur est plus doux que le miel.
25. Et mon héritage est plus doux qu'un rayon de miel. Heureuse comparaison ! Les alvéoles, que vous voyez habituellement dans un rayon de miel, n'ont-elles pas une certaine ressemblance avec cet héritage dont le Seigneur dit : II y a beaucoup de demeures dans la maison de mon Père (Jn 14,2) ? C'est pourquoi la Sagesse parle aussi d'un rayon de miel parce que, dans les demeures éternelles, se trouve une perpétuelle et ineffable douceur.

Fruit de la traversée
Voyez : la traversée pour arriver jusqu'à la Sagesse semble bien laborieuse mais le fruit est immense ! Autant le fruit doit vous charmer, autant le labeur ne doit pas vous effrayer.
26. C'est assurément un labeur, et un grand labeur, que de traverser les flots et les tempêtes de ce monde, de fouler aux pieds tous les plaisirs et toutes les jouissances, de tenir pour négligeables le repos et la quiétude de la chair ; mais c'est là la traversée par laquelle on parvient jusqu'à la Sagesse dont l'Esprit est plus doux que le miel et l'héritage plus doux qu'un rayon de miel. Il semble par contre aisé et agréable d'aimer les honneurs du monde, de suivre sa volonté propre, de passer sa vie dans les jouissances et les plaisirs, mais le fruit est bien amer.
27. L'Apôtre établit la distinction entre ces deux sortes de fruits quand il dit : Le salaire du péché, c'est la mort ; le don gratuit de Dieu, c'est la vie éternelle (Rm 6,23). Fruit amer que la mort éternelle, fruit savoureux que la vie éternelle. Ce qui nous conduit au premier, c'est le péché ; ce qui nous conduit au second, ce ne sont pas nos mérites, mais le don gratuit de Dieu. Pourquoi cela ? Parce que toute notre traversée jusqu'à la Sagesse, nous devons la mettre au compte du don gratuit de Dieu, qui nous procure la force afin que nous puissions faire cette traversée.

Mémoire courte et mémoire longue
28. 
Ma mémoire durera jusque dans la suite des siècles. Si tu occupes ta mémoire avec l'or, l'argent et les richesses, jusqu'où peut s'étendre cette mémoire ? Tout au plus jusqu'à cent ans, car qui vit plus longtemps ? Mais si ta pensée est occupée du Christ, si elle est occupée de la Sagesse, cette mémoire peut s'étendre jusque dans la suite des siècles, c'est-à-dire à jamais. Car toujours existera la Sagesse, et toujours tu pourras être avec la Sagesse puisque, comme il est écrit, la Sagesse est immortelle (Sg 1,15).
29. Tant qu'un homme vit, il peut éventuellement être riche, et la mémoire de ses richesses peut alors durer aussi longtemps. Par contre, si quelqu'un occupe sa mémoire avec les voluptés et les jouissances de la chair, avec quelle rapidité cela finit, quel bref moment cela dure ! En un instant passe tout ce plaisir. Et qu'arrive-t-il s'il occupe sa mémoire avec les plaisirs du ventre ? Quand le riche s'est repu de dix ou douze plats, le charme des mets recherchés ne s'en va-t-il pas ?
30. Enfin, pour le dire brièvement, aucune mémoire des choses temporelles ne peut se prolonger au-delà d'une vie humaine, puisque chacun a tout lieu de penser qu'il ne les possédera pas plus longtemps que ne dure sa vie présente. En revanche, si ta pensée est occupée du royaume des cieux, de la gloire des anges, de la béatitude qui réside dans la vision de Dieu, de l'incorruptibilité et de l'immortalité, cette mémoire peut s'étendre jusque dans la suite des siècles, c'est-à-dire à jamais, car tout cela demeure à jamais. Aussi la Sagesse dit-elle : Ma mémoire durera jusque dans la suite des siècles.
31. Ainsi donc, frères, pour achever une bonne fois notre sermon, traversons les choses terrestres et caduques afin de parvenir à la Sagesse et d'être remplis de ses «engendrements», c'est-à-dire des vertus grâce auxquelles elle est engendrée en nous. Expérimentons, autant que possible, combien son Esprit est plus doux que le miel, et son héritage plus doux qu'un rayon de miel. Autant que nous le pouvons, retirons notre mémoire de ce monde-ci et tournons notre cœur vers les réalités éternelles. Ainsi, par l'intercession de sainte Marie notre bienheureuse souveraine, dont nous célébrons aujourd'hui la fête, nous pourrons parvenir un jour à ce qui est éternel, grâce à notre Seigneur Jésus-Christ qui vit et règne avec le Père et le Saint-Esprit, car il est Dieu pour les siècles des siècles. Amen.

Sermon pour la fête de la Nativité de la Vierge Marie, de Saint Aelred de Rievaulx.

Aelred de Rievaulx, Sermons pour l’année, vol. 2.
Traduction et notes de Sœur Gaëtane de Briey, moniale de Clairefontaine.
Éditions "Pain de Cîteaux", série 3, n° 12.


 

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